University of Minnesota



Wayne Spence c. Jamaïque, Communication No. 599/1994, U.N. Doc. CCPR/C/57/D/599/1994 (1996).



Comité des droits de l'homme

Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4

de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte

international relatif aux droits civils et politiques

- Cinquante-septième session -

Communication No 599/1994*


Présentée par : Wayne Spence (représenté par un conseil)

Au nom de : L'auteur

État partie : Jamaïque

Date de la communication : 20 octobre 1994 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 18 juillet 1996,

Ayant achevé l'examen de la communication No 599/1994, présentée au Comité par M. Wayne Spence, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'État partie,

Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif.

1. L'auteur de la communication est Wayne Spence, citoyen jamaïcain qui, au moment où il a présenté la communication, était en attente d'exécution à la prison du district de St. Catherine (Jamaïque). Il se déclare victime de violations par la Jamaïque de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil. Au printemps 1995, sa condamnation à mort a été commuée en emprisonnement à vie.

Rappel des faits présentés par l'auteur

2.1 L'auteur a été reconnu coupable de deux meurtres et condamné à mort le 13 octobre 1988 par la Home Circuit Court de Kingston. Il a fait appel de la sentence et de la condamnation auprès de la cour d'appel de la Jamaïque, qui l'a débouté le 18 juin 1990. Sa demande d'autorisation spéciale de recours auprès de la section judiciaire du Conseil privé a été rejetée le 29 octobre 1992.

2.2 L'avocate qui représente l'auteur fait valoir que, dans la pratique, l'auteur ne peut pas exercer les recours constitutionnels car il est sans ressources et l'État partie ne prévoit pas l'aide judiciaire pour le dép_t des requêtes constitutionnelles; elle fait référence à ce sujet à la jurisprudence du Comité. Le conseil affirme donc que tous les recours internes ont été épuisés aux fins du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.

Teneur de la plainte

3.1 L'auteur se déclare victime d'une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte en raison de la longue période pendant laquelle il est resté détenu dans le quartier des condamnés à mort. Depuis sa condamnation en octobre 1988 jusqu'au printemps 1995 — c'est-à-dire pendant six ans et demi — il est resté dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de St. Catherine. Le conseil affirme que l'exécution du condamné après tant de temps constituerait un traitement cruel, inhumain et dégradant, en violation de l'article 7 du Pacte. Elle renvoie à la décision de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan c. Procureur général de la Jamaïque selon laquelle notamment une période de cinq ans passée dans le quartier des condamnés à mort après une condamnation légalement prononcée constitue un traitement inhumain et dégradant. D'après le conseil, la durée est en soi suffisante pour établir une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10.

3.2 Le conseil ajoute que les conditions de détention dans la prison du district de St. Catherine représentent une violation des droits consacrés à l'article 7 et au paragraphe 1 de l'article 10. Ces conditions de détention ont été constatées et dénoncées par des organisations non gouvernementales et ont été dûment décrites. À ce sujet, le conseil fait état d'un incident qui s'est produit les 3 et 4 mai 1993, au cours duquel l'auteur a été roué de coups par des gardiens de prison et un soldat. Après le passage à tabac, au cours duquel il aurait été frappé à l'aide de matraques, d'un tuyau en fer et d'un détecteur de métal, l'auteur aurait demandé à être soigné, ce qui lui aurait été refusé. Il a rapporté cet incident dans une déposition faite et signée en présence d'un témoin le 14 mai 1993.

3.3 Le conseil note qu'après les incidents des 3 et 4 mai 1993, l'auteur ne s'est pas adressé lui-même au bureau du médiateur parlementaire par peur de représailles. Le 3 décembre 1993, son représentant a demandé au médiateur une enquête rapide et approfondie. Dans sa réponse datée du 10 février 1994, le médiateur a fait savoir que ses services n'avaient pas été en mesure d'identifier les responsables des incidents du 4 mai 1993 et que par conséquent il ne pouvait pas renvoyer l'affaire à qui de droit. Le conseil fait valoir qu'une enquête aussi superficielle ne peut pas être considérée comme constituant un recours interne disponible ou utile.

Observations de l'État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication et commentaires de l'auteur

4.1 Dans sa réponse au titre du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif, datée du 24 février 1995, l'État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication et, pour accélérer la procédure, présente ses observations sur le fond.

4.2 L'État partie nie qu'il y ait eu violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte du fait des six années et plus que l'auteur a passées dans le quartier des condamnés à mort. Il objecte que la décision de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan ne représente pas une base juridique suffisante pour affirmer que, quand quelqu'un est resté dans le quartier des condamnés à mort pendant une durée précise, son maintien en détention au-delà de cette durée constitue automatiquement un traitement cruel et inhumain, en violation de la Constitution jamaïcaine. L'État partie fait valoir que chaque affaire doit être examinée au cas par cas, conformément aux principes juridiques applicables. Il invoque à l'appui de sa position les constatations du Comité dans l'affaire Pratt et Morgan; le Comité a établi qu'une procédure judiciaire prolongée ne constituait pas en soi un traitement cruel, inhumain et dégradant même s'il pouvait en résulter pour le condamné une détresse morale. Il avait précisé que "toutefois, ... une évaluation des circonstances de chaque cas serait nécessaire"a.

4.3 Pour ce qui est des mauvais traitements qui auraient été infligés à l'auteur par des gardiens de prison et des policiers le 4 mai 1993, l'État partie note que "ces allégations feront l'objet d'une enquête et le Comité sera informé des résultats"b.

5. Par une lettre datée du 3 avril 1995, le conseil note qu'elle n'a rien à ajouter à son analyse des principes juridiques applicables en ce qui concerne le "syndrome de l'antichambre de la mort" qu'elle avait faite dans la communication initiale. Elle propose que le Comité examine quant au fond la question des mauvais traitements subis par M. Spence pendant sa détention dans le quartier des condamnés à mort, si l'État partie ne fait pas part des résultats des enquêtes dans les deux mois.

Décision concernant la recevabilité et examen quant au fond

6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2 Le Comité note que l'État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication et a fait tenir ses observations quant au fond de façon à accélérer l'examen de l'affaire. Il rappelle que le paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif dispose que l'État partie soumet par écrit au Comité, dans les six mois qui suivent la transmission de la communication, des explications ou déclarations sur le fond de la question. Comme le Comité l'a indiqué dans d'autres affaires, ce délai peut être raccourci dans l'intérêt de la justice si l'État partie le souhaitec. De plus, le conseil de l'auteur a accepté que la question soit examinée quant au fond à ce stade, sans faire parvenir de commentaires supplémentaires.

6.3 Ayant conclu que toutes les conditions énoncées dans le Protocole facultatif pour qu'une communication soit jugée recevable se trouvaient réunies, le Comité décide que la communication est recevable et procède sans plus attendre à l'examen de la plainte de l'auteur quant au fond, à la lumière de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, comme le prévoit le paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.

7.1 Le Comité doit tout d'abord déterminer si la durée passée par l'auteur dans le quartier des condamnés à mort, c'est-à-dire environ six ans et demi, constitue une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. Le Comité se réfère à sa jurisprudence constante selon laquelle une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain et dégradant en l'absence d'autres circonstances impérieuses. L'absence d'"autres circonstances impérieuses" en l'espèce a été confirmée par l'avocate qui représente l'auteur elle-même, laquelle a fait valoir que la durée passée par M. Spence dans le quartier des condamnés à mort (c'est-à-dire plus de six ans) devrait être réputée en soi suffisante pour constituer une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. Par conséquent, le Comité constate qu'il n'y a pas de violation de ces dispositions pour ce motif. Il arrive à la même conclusion en ce qui concerne l'allégation selon laquelle les conditions de détention de l'auteur représentent une violation des droits consacrés à l'article 7 et au paragraphe 1 de l'article 10, le conseil n'ayant fourni à l'appui de cette allégation que des documents de caractère général.

7.2 L'auteur se plaint en outre d'une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 en raison des mauvais traitements qui lui ont été infligés le 4 mai 1993 lors d'un incident à la prison, au cours duquel la police et les forces armées sont intervenues. L'État partie s'est engagé à faire une enquête à ce sujet mais n'a toujours pas fait parvenir au Comité les résultats de cette démarche. Le Comité note que les allégations de l'auteur, qui sont consignées dans une déposition datée du 14 mai 1993 signée devant témoin, sont précises puisqu'il identifie les gardiens qui l'ont brutalisé, décrit le soldat qui l'a également roué de coups et décrit aussi les armes et instruments avec lesquels il a été frappé. Le fait qu'on lui ait refusé, après l'incident au cours duquel il a été blessé, les soins médicaux auxquels il avait droit et que l'État partie aurait dû lui assurer, n'a pas été réfuté. Le Comité relève en outre que malgré la déposition de l'auteur, les services du médiateur parlementaire déclarent n'avoir pas été en mesure d'identifier qui que ce soit qui aurait participé à ces brutalités. Dans les circonstances et en l'absence d'explication de la part de l'État partie sur la question, le Comité conclut qu'il y a eu violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10.

8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi révèlent une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.

9. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur a droit à un recours utile pour les violations qu'il a subies. Le Comité estime que ce recours devrait prendre la forme d'une indemnisation appropriée pour les mauvais traitements subis le 4 mai 1993. Par ailleurs, l'État partie est tenu d'enquêter rapidement et de manière approfondie sur les incidents du type de ceux qui se sont produits le 4 mai 1993 et de veiller à ce que ce genre de violations ne se reproduise pas.

10. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.

___________

* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, M. Laurel Francis n'a pas pris part à l'adoption des constatations. Le texte d'une opinion individuelle, émanant de M. Francisco José Aguilar Urbina, membre du Comité, est reproduit en appendice au présent document.

[Texte adopté en anglais, espagnol et français. Version originale : anglais.]


Notes

a Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-quatrième session, Supplément No 40 (A/44/40), annexe X.F, communications Nos 210/1986 et 225/1987 (Pratt et Morgan c. Jamaïque), constatations adoptées le 6 avril 1989, par. 13.6.

b Au 3 juillet 1996, les résultats des enquêtes n'avaient toujours pas été communiqués au Comité, malgré un rappel adressé à l'État partie le 29 avril 1996.

c Voir, par exemple, Documents officiels de l'Assemblée générale, cinquantième session, Supplément No 40 (A/50/40), vol. II, annexe X.N, communication No 606/1994 (Francis c. Jamaïque), constatations adoptées le 25 juillet 1995, par. 7.4.


APPENDICE


Opinion individuelle de M. Francisco José Aguilar Urbina,

membre du Comité


La manière dont l'opinion de la majorité a été exprimée, concernant la communication présentée par M. Wayne Spence contre la Jamaïque, nous contraint à formuler une opinion individuelle. L'opinion exprimée par la majorité reprend simplement la jurisprudence antérieure, laquelle a établi que la durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi une violation de l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En maintes occasions, le Comité a soutenu que le seul fait d'être condamné à mort ne constitue pas une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Nous estimons que le Comité commet une erreur en cherchant à maintenir à tout prix sa jurisprudence sans préciser, analyser et apprécier au cas par cas les faits qui lui sont présentés. Dans le cas d'espèce, le désir manifesté par le Comité des droits de l'homme d'être en accord avec sa jurisprudence l'a conduit à établir que le temps passé dans l'antichambre de la mort n'est en aucun cas contraire à l'article 7 du Pacte.

La majorité semble, en effet, fonder son opinion sur le postulat que seul un revirement total de la jurisprudence du Comité pourrait permettre de décider qu'une détention d'une durée excessive dans le quartier des condamnés à mort pourrait constituer une violation de la disposition mentionnée. À cet égard, nous souhaitons nous référer à l'opinion et à l'analyse que nous avons exposées à propos de la communication No 588/1994 (Errol Johnson c. Jamaïque). [Voir l'appendice C de la section W ci-dessus.]

Le Comité doit donc, compte tenu de la législation et des actes de l'État, ainsi que de ce qu'a fait et enduré le condamné à mort, établir si le délai qui s'écoule entre le moment où une condamnation à mort devient définitive et celui où la sentence est exécutée revêt un caractère raisonnable ne comportant pas de violation du Pacte. Telle est la marge d'appréciation dont dispose le Comité des droits de l'homme pour déterminer si les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont respectées ou au contraire violées.

Nous partageons l'opinion exprimée par la majorité concernant la présente affaire, à savoir qu'il y a eu violation des articles 7 et 10 du Pacte, non seulement pour les raisons exposées dans la décision prise par la majorité, mais aussi à cause du temps passé par l'auteur dans l'antichambre de la mort.


Signé : Francisco José Aguilar Urbina]

[Original : espagnol]



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