University of Minnesota



Mme Mercedes Carrión Barcaíztegui c. Espagne, Communication No. 1019/2001, U.N. Doc. CCPR/C/80/D/1019/2001 (2004).


Présentée par: Mme Mercedes Carrión Barcaíztegui (représentée par MM. Carlos Texidor Nachón et José Luis Mazón Costa)

Au nom de: L'auteur

État partie: Espagne

Date de la communication: 8 mars 2001 (date de la lettre initiale)



Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 2004,

Adopte ce qui suit:


Décision concernant la recevabilité

1. L'auteur de la communication datée du 8 mars 2001 est Mercedes Carrión Barcaíztegui, de nationalité espagnole, qui se déclare victime de violations par l'Espagne des articles 3, 17 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l'Espagne le 25 janvier 1985.


Rappel des faits présentés par l'auteur

2.1 Mme María de la Concepción Barcaíztegui Uhagón (1) - tante de l'auteur - possÚdait le titre de marquise de Tabalosos. Par un acte notarié en date du 20 juin 1989, elle avait décidé qu'à sa mort, son frère, Iñigo Barcaíztegui Uhagón, lui succéderait dans la détention du titre de marquis de Tabalosos. Elle est décédée sans descendance le 4 avril 1993.

2.2 En février 1994, l'auteur a engagé une action en justice contre son oncle, M. Iñigo Barcaíztegui Uhagón, et son cousin, M. Javier Barcaíztegui Rezola (2), pour réclamer le titre de marquis de Tabalosos. L'auteur affirmait qu'elle était mieux fondée à faire valoir un droit à ce titre puisqu'elle occupait, par représentation, la place de sa mère, Mme Mercedes Barcaíztegui - dÚcÚdÚe le 7 septembre 1990 -, qui avait ÚtÚ la s£ur cadette de Concepci¾n BarcaÝztegui Uhag¾n et la s£ur a¯nÚe d'I±igo BarcaÝztegui Uhag¾n. L'auteur faisait valoir en outre que la cession du titre en faveur de son oncle modifiait l'ordre de succession du titre nobiliaire et reprÚsentait un acte contraire au caractÞre indisponible des titres de noblesse.

2.3 Dans la contestation de la demande, l'avocat des défendeurs a avancé entre autres arguments le fait qu'indépendamment de la validité ou non de la cession, le principe de masculinité continuait d'être le premier critère pour la transmission du titre de marquis de Tabalosos, et qu'il était régi non pas par une disposition générale mais par un acte singulier relevant de la prérogative royale qui ne faisait pas partie de l'ordre juridique.

2.4 Par un jugement du 25 novembre 1998, le tribunal de première instance de Madrid a rejeté la demande de l'auteur, considérant que le litige portait sur une affaire de parents collatéraux du dernier détenteur du titre, et eu égard à la décision du Tribunal constitutionnel, en date du 3 juillet 1997 (3), qui déclarait constitutionnels les critères historiques d'ordre de transmission des titres de noblesse. Ces critères sont en premier lieu le degré de parenté, ensuite le sexe - prioritÚ de l'hÚritier mÔle - et en dernier lieu, l'Ôge. Pour ce qui est de la cession du titre, le juge a Útabli qu'elle n'entra¯nait pas de modification de l'ordre de succession aux titres nobiliaires.

2.5 L'auteur affirme qu'elle a ÚpuisÚ tous les recours Útant donnÚ qu'en raison de la dÚcision du Tribunal constitutionnel du 3 juillet 1997 elle ne dispose plus d'aucun recours qui puisse Ûtre utile.(4) Toutefois, le 10 décembre 1998, elle a interjeté appel auprès de l'Audiencia Nacional. Elle fait valoir dans sa communication que malgré l'inutilité manifeste de ce recours, elle a fait appel pour éviter que son affaire n'arrive au stade de la chose jugée, et pour obtenir ainsi le droit à un recours utile garanti au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte. D'après l'auteur, si le Comité fait droit à ses prétentions, l'Audiencia Nacional pourra trancher dans un sens également favorable pour elle.


Teneur de la plainte

3.1 L'auteur fait valoir que les faits qu'elle porte à l'attention du Comité constituent une violation de l'article 26 du Pacte étant donné que l'héritier mâle est privilégié au détriment de la femme et par conséquent que la femme est placée dans une position d'inégalité injustifiée. D'après elle, la préférence donnée à l'héritier mâle dans la succession des titres de noblesse n'est pas une simple coutume observée par un groupe privé mais représente une règle énoncée dans des textes de loi espagnols: la loi du 4 mai 1948, la loi du 11 octobre 1820, et dans la Partie II (XV.II) du Septénaire d'Alphonse-le-Sage. L'auteur rappelle au Comité que dans sa résolution 884 (XXXIV) le Conseil économique et social recommande aux États parties de prendre les mesures voulues pour assurer l'égalité de droits successoraux de l'homme et de la femme en disposant que l'héritier et l'héritière de même degré auront des parts égales dans la succession et auront le même rang dans l'ordre successoral. Elle affirme en outre que dans le cas d'espèce la succession concerne un objet singulier - le titre de noblesse - qui ne peut Ûtre transmis qu'Ó un seul hÚritier, dÚsignÚ par son statut de premier-nÚ. L'auteur fait valoir que si en vertu de l'article 2 du Pacte les droits qui doivent Ûtre protÚgÚs contre la discrimination sont limitÚs aux droits ÚnoncÚs dans le Pacte, le ComitÚ a considÚrÚ, dans son Observation gÚnÚrale no 8, que l'article 26 ne reprenait pas simplement la garantie énoncée à l'article 2, mais prévoyait par lui-même un droit autonome, interdisant toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics.

3.2 L'auteur fait valoir que les faits constituent une violation de l'article 3, lu conjointement avec les articles 17 et 26 du Pacte. Elle rappelle au Comité que dans son Observation générale no 28, de mars 2000, relative à l'article 3, il avait appelé l'attention sur l'inégalité dont les femmes sont victimes dans l'exercice de leurs droits, inégalité profondément ancrée dans la tradition, l'histoire et la culture, y compris les attitudes religieuses.


Observations de l'État partie concernant la recevabilité et le fond

4.1 Dans sa réponse datée du 14 décembre 2001, l'État partie fait valoir que, conformément à l'article 2 et au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif, la communication doit être déclarée irrecevable parce que les recours internes ne sont pas épuisés. Il affirme qu'il y a une contradiction dans la plainte étant donné que l'auteur indique d'un côté qu'elle a épuisé tous les recours internes parce que la décision du Tribunal constitutionnel empêche que la question ne soit de nouveau examinée par les tribunaux internes, et d'un autre côté elle indique qu'elle a fait appel afin d'obtenir l'application d'une éventuelle décision favorable du Comité.

4.2 L'État partie souligne que dans l'ordre juridique espagnol les actions en justice et les recours successifs qui sont ouverts sont dûment réglementés. Dans la présente affaire, après la décision du tribunal de première instance, il était possible de faire appel auprès de l'Audiencia Provincial, dont la décision pouvait faire l'objet d'un recours en cassation devant le Tribunal suprême; quiconque estime qu'un droit fondamental a été violé peut alors former un recours en amparo auprès du Tribunal constitutionnel. L'État partie fait valoir que l'auteur prétend faire du Comité une juridiction intermédiaire entre celles qui existent en Espagne, ce qui est incompatible avec la nature subsidiaire de cet organe et avec la légalité de la procédure interne. L'État partie considère qu'il est contraire au droit de demander l'examen d'une affaire en même temps à une juridiction interne et au Comité; il cite à ce sujet les Principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature, faisant valoir que présenter simultanément la même plainte aux deux organes revient à vouloir obtenir du Comité une ingérence indue dans la procédure d'une juridiction interne.

4.3 L'État partie fait valoir que l'auteur de la communication n'apporte aucun élément pour montrer qu'il y a violation de l'article 26, étant donné que l'usage d'un titre de noblesse est uniquement un titre honorifique, dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel; en outre, l'auteur ne développe aucun argument pour montrer qu'il pourrait y avoir inégalité devant la loi ou violation des articles 3 et 17 du Pacte. L'État partie conteste donc la recevabilité de la communication ratione materiae conformément à l'article 3 du Protocole facultatif.

4.4 L'État partie renvoie à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, en date du 28 octobre 1999, qui a déclaré que l'usage d'un titre de noblesse n'entre pas dans le champ d'application de l'article 8 de la Convention européenne. D'après lui, s'il est vrai que dans la décision le nom de l'auteur de la communication ne figure pas, la requête portait sur la même question; il demande donc au Comité de déclarer la communication irrecevable conformément au paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif.

4.5 Dans sa réponse en date du 15 avril 2002, l'État partie reprend les arguments qu'il a avancés pour contester la recevabilité et, pour ce qui est du fond, il rappelle que quand le titre nobiliaire en question a été accordé au premier marquis de Tabalosos, en 1775, on ne considérait pas encore que les hommes et les femmes naissaient égaux en dignité et en droits. L'État partie fait valoir que la noblesse est une institution historique, définie par une inégalité de rang et de droits découlant du «dessein divin» de la naissance; il ajoute que le titre de noblesse n'est pas une propriété, qu'il s'agit uniquement d'un honneur dont il est fait usage mais dont personne ne peut se déclarer propriétaire. Pour cette raison, la succession du titre relève du droit du sang, et n'est pas soumise au droit des successions, étant donné que l'héritier à qui est transmis le titre de noblesse ne succède pas au dernier titulaire décédé mais succède au premier de la lignée nobiliaire - de celui qui a obtenu l'honneur; il en rÚsulte que les rÞgles rÚgissant la succession dans l'usage du titre sont celles qui s'appliquaient en 1775.

4.6 L'╔tat partie signale au ComitÚ que l'auteur revendique l'usage du titre nobiliaire de marquise de Tabalosos non pas contre un frÞre cadet mais contre son oncle et contre le premier fils de celui-ci; elle-mÛme n'est pas la fille a¯nÚe de la personne qui dÚtenait le titre auparavant, mais elle est la fille de la s£ur de la titulaire dÚcÚdÚe, laquelle Útait bien la ½femme premiÞre-nÚe╗, d'aprÞs l'arbre gÚnÚalogique joint par l'auteur; il souligne que sa condition de femme n'a pas empÛchÚ la tante de l'auteur d'hÚriter du titre en question avant son frÞre cadet.

4.7 L'╔tat partie indique que les rÞgles de succession pour l'usage du titre de noblesse en question sont celles qui sont Útablies par la loi 2 du titre XV de la Partie II du Code des sept lois Útabli par Alphonse-le-Sage en 1265 auquel renvoient toutes les lois ultÚrieures qui ont rÚgi la noblesse et la transmission de l'usage des titres nobiliaires. D'aprÞs l'╔tat partie, ces rÞgles comportent une premiÞre discrimination, pour raison de naissance, Útant donnÚ que seul un descendant peut succÚder au titre; une deuxiÞme discrimination, fondÚe sur la primogÚniture, parce qu'autrefois on croyait que le sang du premier-nÚ Útait meilleur; et enfin une troisiÞme discrimination, fondÚe sur le sexe. L'╔tat partie constate que l'auteur accepte sans difficultÚ les deux premiÞres discriminations et fait mÛme reposer ses prÚtentions sur ces discriminations, mais n'accepte pas la troisiÞme.

4.8 L'╔tat partie fait valoir que la Constitution de l'Espagne reconna¯t la survivance de l'usage de titres nobiliaires mais uniquement en tant que symbole, dÚpourvu de tout contenu juridique et matÚriel, et il cite l'argument du Tribunal constitutionnel qui a affirmÚ que si l'usage d'un titre de noblesse devait supposer ½une diffÚrence lÚgale de contenu matÚriel, alors nÚcessairement les valeurs sociales et juridiques de la Constitution devraient s'appliquer Ó l'institution de la noblesse╗; il fait valoir que si la survivance d'une institution historique, discriminatoire mais dÚpourvue de contenu matÚriel, est admise, il n'y a pas lieu de l'actualiser en lui appliquant les principes constitutionnels (5). D'après l'État partie, seulement 11 décisions du Tribunal suprême - et encore, adoptÚes sans l'unanimitÚ des juges - se sont ÚcartÚes de la doctrine sÚculaire des rÞgles historiques de transmission des titres nobiliaires; la question de l'inconstitutionnalitÚ s'Útait posÚe et elle avait ÚtÚ tranchÚe par la dÚcision du Tribunal constitutionnel en date du 3 juillet 1997. L'╔tat partie affirme que le respect des rÞgles historiques des institutions est reconnu par les Nations Unies et par sept ╔tats europÚens, qui admettent l'institution de la noblesse avec ses rÞgles historiques car cela ne signifie aucune inÚgalitÚ devant la loi puisque la loi ne reconna¯t aucun contenu juridique ou matÚriel aux titres de noblesse; par consÚquent, il ne peut pas y avoir violation de l'article 26 du Pacte.

4.9 L'╔tat partie fait valoir que l'usage du titre nobiliaire n'est pas un droit fondamental; il ne s'agit pas d'un droit civil et politique de ceux qui sont consacrÚs par le Pacte, et par consÚquent il ne peut Ûtre considÚrÚ comme faisant partie du droit Ó la vie privÚe puisque l'appartenance Ó une famille est attestÚe par les nom et prÚnom, comme il est prescrit par l'article 53 de la loi espagnole sur le registre d'Útat civil et par les instruments internationaux. Si l'on devait considÚrer qu'il n'en est pas ainsi, il faudrait se poser plusieurs questions, par exemple la question de savoir si ceux qui n'utilisent pas de titre nobiliaire n'ont pas d'identification familiale ou si les parents d'une famille noble qui ne succÞdent au titre n'ont pas non plus d'identification familiale. D'aprÞs l'╔tat partie, faire de l'usage d'un titre de noblesse un droit fondamental Ó la vie privÚe et Ó la vie de famille porterait atteinte Ó l'ÚgalitÚ des Ûtres humains et Ó l'universalitÚ des droits de l'homme.


Commentaires de l'auteur

5.1 Dans sa réponse datée du 1er avril 2002, l'auteur réaffirme que dans son cas il n'y a pas de recours utile possible auprès des juridictions internes étant donné que le paragraphe 2 de l'article 38 et le paragraphe 2 de l'article 40 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel empêchent la réouverture des débats du régime espagnol de transmission des titres nobiliaires. Elle insiste sur le fait qu'elle a maintenu les recours internes pour éviter l'effet de «chose jugée» qui empêcherait de faire appliquer une éventuelle décision de condamnation de l'État partie par le Comité. L'auteur fait valoir que si le Comité rend une décision qui lui est favorable, par exemple, avant que le Tribunal suprême n'achève l'examen de son recours en cassation, elle pourra présenter ce nouvel élément de droit avec une force suffisante pour qu'il se produise un retour à l'ancienne jurisprudence égalitaire entre hommes et femmes pour la transmission des titres nobiliaires et obtenir ainsi une réparation effective du dommage subi du fait de l'atteinte à son droit fondamental à la non-discrimination, c'est-à-dire qu'elle pourra récupérer le titre. L'auteur affirme que d'un autre côté, conformément à la jurisprudence constante du Comité, la victime n'est pas tenue d'épuiser les recours s'ils ne sont pas utiles.

5.2 L'auteur dit que le motif d'irrecevabilité avancé par l'État partie, qui invoque le paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, n'est pas valable parce qu'elle-même n'était pas partie à l'affaire soumise par quatre Espagnoles à la Cour européenne des droits de l'homme et qui concernait la succession de titres de noblesse. L'auteur rappelle l'affaire Antonio Sánchez López c. España,(6) dans laquelle le Comité avait décidé qu'il fallait entendre l'expression «la même question» comme visant le même grief et la même personne.

5.3 L'auteur affirme qu'il y a violation de l'article 3 du Pacte lu conjointement avec les articles 26 et 17 parce que la qualité d'homme ou de femme est un élément de la vie privée, et accorder un traitement défavorable à quelqu'un uniquement parce que c'est une femme, indépendamment de la nature de la discrimination, est une ingérence dans la vie privée de l'individu. Elle fait valoir de plus que le titre nobiliaire lui-même est un élément de la vie de la famille dont elle est membre.

5.4 Dans une autre réponse datée du 12 juin 2002, l'auteur réitère ses commentaires concernant la recevabilité de sa communication et ajoute que la procédure est excessivement longue puisque cela fait cinq ans qu'elle a déposé son recours. Pour ce qui est du fond, elle affirme que l'ordre juridique espagnol régit l'usage, la détention et la jouissance du titre nobiliaire en tant qu'authentique droit de la personne. Si la succession du titre s'accomplit à l'égard du fondateur de la lignée, la succession dans le cas d'un anoblissement ne s'ouvre qu'au décès du dernier titulaire et par conséquent ce sont les lois en vigueur à ce moment-là qui s'appliquent. D'après l'auteur, s'il est vrai que les titres nobiliaires sont soumis à des règles civiles spéciales fondées sur le droit du sang, c'est-à-dire n'entrant pas dans le cadre des dispositions successorales du Code civil, la transmission des titres ne doit pas pour autant cesser d'être une question de droit héréditaire génétique.

5.5 L'auteur affirme que, en ce qui concerne les règles de transmission des titres de noblesse auxquels se réfère l'État partie, de l'avis de nombreux juristes et d'après la jurisprudence du Tribunal suprême, ces règles ne s'appliquent que pour la succession à la Couronne d'Espagne.

5.6 En ce qui concerne l'argument de l'État partie qui affirme que l'utilisation d'un titre de noblesse n'est pas un droit fondamental, l'auteur objecte que l'article 26 du Pacte établit l'égalité de tous devant la loi et que l'État partie commet une violation de cet article quand il accorde d'un côté une reconnaissance légale à la transmission des titres nobiliaires tout en exerçant de l'autre une discrimination à l'encontre de la femme, sans que le fait que les titres n'ont aucune valeur économique ait la moindre importance puisqu'ils ont pour leurs titulaires une grande valeur affective. L'auteur affirme que le titre de marquis de Tabalosos est un élément de la vie privée de la famille Carrión Barcaíztegui, dont elle descend, et que même des biens de famille qui n'entrent pas dans la succession parce qu'ils sont indivisibles ou n'ont guère de valeur marchande doivent être protégés contre des immixtions arbitraires. C'est pourquoi elle affirme qu'elle doit bénéficier de la protection garantie à l'article 3 du Pacte, lu conjointement avec l'article 17, car ces dispositions empêchent des discriminations dans l'exercice des droits protégés par le Pacte. L'auteur signale qu'entre 1986 et 1997 le Tribunal suprême a établi que l'effacement de la femme dans l'ordre de transmission de titres nobiliaires portait atteinte à l'article 14 de la Constitution, garant de l'égalité devant la loi, mais cette jurisprudence a été annulée par la décision rendue en 1997 par le Tribunal constitutionnel.

5.7 L'auteur objecte qu'il n'est pas exact de dire que les titres nobiliaires impliquent une discrimination du fait de la naissance parce que s'il en était ainsi l'institution de l'héritage en général serait considérée comme discriminatoire; il n'est pas exact non plus de faire valoir qu'il y a discrimination du fait de la primogéniture étant donné que cet argument vise une situation différente de celle qui est l'objet de la communication. D'après l'auteur, la prise en compte de la primogéniture pour l'affectation d'un bien héréditaire singulier comme un titre de noblesse est un critère qui ne dévalorise pas la femme ou l'homme et qui ne crée pas non plus d'inégalité injuste, étant donné le caractère indivisible et hautement affectif du bien hérité.

5.8 Pour ce qui est de la réponse donnée par l'État partie au sujet du régime appliqué aux titres de noblesse dans d'autres pays d'Europe, l'auteur objecte que dans ces pays, contrairement à l'Espagne, les titres n'ont aucune reconnaissance légale officielle et que par conséquent les litiges qui peuvent naître à ce sujet dans d'autres États seraient différents de son affaire. D'après elle, ce qui est en jeu ce n'est pas la reconnaissance des titres de noblesse mais un aspect de cette reconnaissance qui existe déjà par la loi en Espagne: la discrimination à l'égard de la femme dans la transmission des titres. L'auteur objecte que pour l'État partie l'élément «immatériel» du titre justifie la discrimination à l'égard de la femme, ce qui est ignorer la valeur symbolique du titre et sa grande valeur affective, et que la préférence donnée à l'homme porte atteinte à la dignité de la femme.


Délibérations du Comité

6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

6.2 L'État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif. À ce sujet, le Comité fait remarquer que, s'il est vrai que la requête qui a été soumise à la Cour européenne des droits de l'homme portait sur une allégation de discrimination dans le domaine de la transmission de titres de noblesse, elle ne concernait pas la même personne. Par conséquent, le Comité estime que la plainte de l'auteur n'a pas été soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.

6.3 L'État partie fait valoir que la communication doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Toutefois, le Comité relève que l'auteur dit qu'il est impossible de faire examiner utilement la question de la transmission des titres nobiliaires par les juridictions internes parce que le paragraphe 2 de l'article 38 et le paragraphe 2 de l'article 40 de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel empêchent la réouverture du débat concernant l'inconstitutionnalité du système législatif relatif à la transmission des titres de noblesse. De même le Comité rappelle la position qu'il a affirmée à plusieurs reprises, selon laquelle pour qu'un recours soit épuisé il doit avoir des chances d'aboutir.

6.4 Le Comité note que, bien que l'État partie ait fait valoir que les titres de noblesse héréditaires sont dépourvus de contenu juridique et matériel, il reste que ces titres ont été reconnus par les lois de l'État partie et par les autorités, y compris par les autorités judiciaires. Rappelant sa jurisprudence constante (7), le Comité réaffirme que l'article 26 du Pacte est une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l'État partie. Toutefois, le Comité considère que l'article 26 ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n'entre pas dans le cadre des valeurs qui sous-tendent les principes de l'égalité devant la loi et de la non-discrimination protégés par l'article 26. Le Comité conclut donc que la plainte de l'auteur est incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication est donc irrecevable conformément à l'article 3 du Protocole facultatif.

7. En conséquence, le comité des droits de l'homme décide:

1) Que la communication est irrecevable conformément à l'article 3 du Protocole facultatif;

2) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie, à l'auteur de la communication et à son conseil.

_______________

[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]

** Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati, M. Alfredo Castillero Hoyos, Mme Christine Chanet, M. Franco Depasquale, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari-Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski, Mme Ruth Wedgwood et M. Maxwell Yalden.

*** Le texte de trois opinions individuelles signées de Mme Ruth Wedgwood, M. Rafael Rivas Posada et M. Hipólito Solari-Yrigoyen est joint à la présente décision.


ANNEXE

OPINION DISSIDENTE DE M. RAFAEL RIVAS POSADA


1. À sa séance du 30 mars 2004, le Comité des droits de l'homme a adopté une décision déclarant irrecevable la communication no 1019/2001, en vertu de l'article 3 du Protocole facultatif. Au paragraphe 6.4 de cette décision, le Comité a rappelé sa jurisprudence constante qui veut que «l'article 26 du Pacte est une disposition autonome interdisant toute discrimination dans quelque domaine que ce soit régi par l'État partie» mais a considéré que l'article 26 «ne peut pas être invoqué pour revendiquer un titre héréditaire de noblesse, institution qui, du fait de son caractère indivisible et exclusif, n'entre pas dans le cadre des valeurs qui sous-tendent les principes de l'égalité devant la loi et de la non-discrimination protégés par l'article 26». Compte tenu de cette considération, le Comité a conclu que la plainte de l'auteur était incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte et que la communication était donc irrecevable conformément à l'article 3 du Protocole facultatif.

2. Dans sa communication, l'auteur faisait valoir une violation de l'article 26 du Pacte par l'État partie au motif que les faits dénoncés consistent à donner la préférence à l'héritier mâle «revient à placer la femme dans une position d'inégalité injustifiée». Sa requête porte donc sur le traitement discriminatoire qui lui a été fait en raison de son sexe, ce qui devait conduire le Comité à se limiter à examiner cet élément central de la plainte, sans entrer, aux fins de la recevabilité, dans l'examen d'autres aspects relatifs à l'institution des titres héréditaires de noblesse.

3. La prétention de l'auteur qui demandait à être reconnue comme l'héritière d'un titre nobiliaire reposait sur la loi espagnole et non pas sur une aspiration capricieuse. Le Tribunal suprême avait déclaré cette loi inconstitutionnelle dans un arrêt en date du 20 juin 1987 portant sur la priorité accordée à l'héritier mâle dans la succession des titres nobiliaires, donc parce qu'elle représentait une discrimination fondée sur le sexe. Mais ultérieurement, en date du 3 juillet 1997, le Tribunal constitutionnel avait déclaré que la priorité accordée à l'homme dans l'ordre de succession des titres nobiliaires selon la loi du 11 octobre 1820 et la loi du 4 mai 1948 n'était ni discriminatoire ni inconstitutionnelle. Comme les décisions du Tribunal constitutionnel s'imposent à toutes les juridictions d'Espagne, la discrimination légale fondée sur le sexe a été réinstaurée pour la succession des titres nobiliaires.

4. En déclarant la communication irrecevable au motif que la prétention de l'auteur était incompatible avec les «valeurs qui sous-tendent» (sic) les principes protégés par l'article 26, le Comité a clairement rendu une décision ultra petita, c'est-à-dire sur un aspect que l'auteur ne soulevait pas. Celle-ci s'était en effet limitée à dénoncer la discrimination dont elle avait été l'objet de la part de l'État partie en raison de son sexe; cette discrimination était claire dans l'affaire à l'examen et le Comité aurait dû déclarer la communication recevable en se fondant sur les éléments soumis à son examen et qui sont clairement exposés dans le dossier.

5. Outre qu'il a rendu une décision ultra petita, le Comité n'a pas tenu compte d'un aspect saillant de cette affaire. L'article 26 dispose que «la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Or non seulement la loi espagnole n'interdit pas la discrimination au motif du sexe en matière de succession des titres de noblesse mais elle l'impose d'une façon impérative. À mon avis il ne fait aucun doute que les dispositions législatives en cause sont contraires à l'article 26 du Pacte.

6. Pour les raisons que je viens d'exposer, je considère que le Comité aurait dû déclarer recevable la communication no 1008/2001, qui soulève en effet des questions liées à l'article 26 du Pacte, et n'aurait pas dû la déclarer incompatible ratione materiae avec les dispositions du Pacte.


(Signé) Rafael Rivas Posada

16 avril 2004


[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]



OPINION DISSIDENTE DE M. HIPÓLITO SOLARI-YRIGOYEN

À mon avis la communication aurait dû être déclarée recevable, comme suit:

La communication est recevable

Le Comité prend note de l'argument de l'État partie qui affirme que les règles de succession pour l'usage des titres nobiliaires comportent trois discriminations: une première discrimination parce que seul un descendant peut succéder au titre, une deuxième fondée sur la primogéniture et une troisième fondée sur le sexe. Il a également pris note des objections de l'auteur qui fait valoir que l'État partie invoque des situations différentes de celle qui est l'objet de la communication, que la primogéniture repose sur le caractère indivisible du titre et ne représente pas une discrimination parce que c'est un critère qui ne dévalorise pas la femme ou l'homme, et enfin que l'objet du débat n'est pas la reconnaissance des titres de noblesse mais un aspect de cette reconnaissance qui est la discrimination à l'égard de la femme puisque la préférence pour l'héritier mâle est reconnue par la loi et par un arrêt d'application obligatoire du Tribunal constitutionnel, ce qui porte atteinte à la dignité de la femme. Le Comité relève que le litige concernant le titre oppose des collatéraux: l'auteur, en représentation de sa mère décédée, et son frère cadet, et que la plainte porte exclusivement sur la discrimination fondée sur le sexe.

Le Comité tient compte du fait que l'auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief de discrimination du fait du sexe, qui pourrait soulever des questions au regard des articles 3, 17 et 26 du Pacte. En conséquence, il déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

La question de fond qui doit être tranchée consiste uniquement à déterminer si l'auteur a fait l'objet d'une discrimination en raison de son sexe, en violation de l'article 26 du Pacte. Le Comité ne pourrait pas faire porter ses délibérations sur des questions qui ne lui ont pas été soumises car il outrepasserait ses pouvoirs et rendrait une décision ultra petita. Par conséquent, il s'abstient d'examiner la forme politique retenue dans la Constitution de l'État partie - la monarchie parlementaire (art. 3) - et les caractÚristiques et la portÚe des titres nobiliaires, toutes questions ÚtrangÞres Ó l'objet de la communication Ó l'examen; il note toutefois que les titres sont rÚgis par la loi et soumis aux dispositions lÚgislatives et Ó la protection des autoritÚs publiques au plus haut niveau puisqu'ils sont accordÚs par le Roi lui-mÛme qui, dans la Constitution, est le chef de l'╔tat (art. 56) et la seule autoritÚ ayant le pouvoir de confÚrer de tels honneurs, conformÚment Ó la loi (art. 62, al. f).

Le Comité renoncerait sérieusement à ses attributions spécifiques si dans ses délibérations sur une communication quelle qu'elle soit il excluait du champ d'application du Pacte, dans l'abstrait, à la façon d'une actio popularis, des secteurs ou des institutions de la société quels qu'ils soient, au lieu d'analyser la situation dans le cas précis qui est soumis à son examen afin de constater s'il y a ou non violation concrète du Pacte (art. 41 du Pacte et art. 1 du Protocole facultatif). S'il agissait ainsi, il accorderait une sorte d'immunité permettant d'exercer d'éventuelles discriminations interdites par l'article 26, étant donné que les personnes appartenant aux secteurs ou institutions ainsi exclus du champ d'application du Pacte ne bénéficieraient plus d'une protection.

Dans le cas d'espèce, le Comité ne pourrait pas se prononcer d'une façon générique contre l'institution des titres de noblesse héréditaires de l'État partie et contre la loi qui les régit, pour les exclure du champ d'application du Pacte et en particulier de l'article 26, en invoquant une incompatibilité ratione materiae, parce qu'il en résulterait qu'il ignorerait la discrimination fondée sur le sexe invoquée dans la plainte. Le Comité tient également compte du fait que l'égalité devant la loi et le droit à une égale protection de la loi sans discrimination ne sont pas implicites mais sont expressément reconnus et protégés par l'article 26 du Pacte, avec la portée étendue qu'il a lui-même donnée à cet article dans son Observation générale sur cette disposition comme dans sa jurisprudence. Cette portée étendue repose en outre sur la clarté d'un texte qui n'admet pas d'interprétations restrictives.

Non seulement l'article 26 reconnaît le droit de ne pas être l'objet de discrimination au motif du sexe, mais il oblige en outre les États parties à veiller à ce que leur législation interdise toute discrimination et garantisse à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination. La loi espagnole régissant les titres nobiliaires ne reconnaît pas le droit à la non-discrimination au motif du sexe et de surcroît ne prévoit aucune garantie permettant d'exercer ce droit; au contraire, elle impose de jure la discrimination à l'encontre de la femme, violant expressément l'article 26 du Pacte.

Dans son Observation générale no 18 relative à la non-discrimination, le Comité des droits de l'homme a affirmé:

· «Alors qu'aux termes de l'article 2, les droits qui doivent être protégés contre la discrimination sont limités aux droits énoncés dans le Pacte, l'article 26 ne précise pas une telle limite. Cet article consacre en effet le principe de l'égalité devant la loi et de l'égale protection de la loi, et stipule que la loi doit garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre la discrimination pour chacun des motifs énumérés. De l'avis du Comité, l'article 26 ne reprend pas simplement la garantie déjà énoncée à l'article 2, mais prévoit par lui-même un droit autonome. Il interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics. L'article 26 est par conséquent lié aux obligations qui sont imposées aux États parties en ce qui concerne leur législation et l'application de celle-ci. Ainsi, lorsqu'un État partie adopte un texte législatif, il doit, conformément à l'article 26, faire en sorte que son contenu ne soit pas discriminatoire.».

Parallèlement, le Comité a indiqué dans son Observation générale no 28 relative à l'égalité de droits entre hommes et femmes:

· «L'inégalité dont les femmes sont victimes partout dans le monde dans l'exercice de leurs droits est profondément ancrée dans la tradition, l'histoire et la culture, y compris les attitudes religieuses. Les États parties doivent faire en sorte que les attitudes traditionnelles, historiques, religieuses ou culturelles ne servent pas à justifier les violations du droit des femmes à l'égalité devant la loi et à la jouissance sur un pied d'égalité de tous les droits énoncés dans le Pacte.».

Dans la même Observation générale, en ce qui concerne l'interdiction de la discrimination à l'égard des femmes faite à l'article 26, le Comité n'exclut de son application aucun domaine ni aucune matière, comme il ressort des éléments ci-après du paragraphe 31:

· L'égalité devant la loi et l'interdiction de la discrimination, énoncées à l'article 26, exigent des États qu'ils luttent contre la discrimination par des organismes publics et privés dans tous les domaines;

· Les États parties devraient passer en revue leur législation et leurs pratiques et prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l'encontre des femmes dans tous les domaines.

La position si claire et sans équivoque du Comité des droits de l'homme en faveur de l'égalité des droits des hommes et des femmes, à laquelle doivent se conformer la législation et les pratiques des États parties, ne saurait étonner chez un organe créé par un instrument des Nations Unies, puisque dans le Préambule de la Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco, il est réaffirmé la foi dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, proclamée comme l'un des objectifs fondamentaux. Mais l'histoire du monde a prouvé que, malgré les efforts qu'exige la reconnaissance des droits, le plus difficile est d'obtenir leur réalisation effective et que le combat doit être mené sans relâche à cette fin.

Dans la communication à l'examen, María de la Concepción Barcaíztegui Uhagón, précédente détentrice du titre de marquis, objet du litige, avait cédé son titre héréditaire à son frère Iñigo; sans s'interroger sur la validité de la cession, le Comité note que quand celle-ci est décédée sans descendance, le 4 avril 1993, l'auteur, en représentation de sa mère décédée, s'est retrouvée au premier rang de la primogéniture et que, se considérant mieux fondée à avoir le titre, elle a engagé une action judiciaire contre son oncle pour demander le titre de marquise de Tabalosos. La 18e juridiction de première instance de Madrid a rejeté la demande de l'auteur en appliquant la jurisprudence obligatoire du Tribunal constitutionnel qui avait, à la majorité des juges, dans un arrêt non unanime rendu le 3 juillet 1997, établi que la priorité que la loi accorde à l'homme sur la femme, dans la même lignée et au même degré de parenté, dans l'ordre ordinaire de la transmission mortis causa des titres nobiliaires, n'était pas discriminatoire ni attentatoire à l'article 14 de la Constitution de l'Espagne du 27 décembre 1978, toujours en vigueur, «en ce qu'il déclare applicable le droit historique». L'article de la Constitution mentionné garantit l'égalité de tous les Espagnols devant la loi.

Bien que le droit à un titre nobiliaire ne soit pas un droit fondamental protégé par le Pacte, comme l'affirme avec raison l'État partie, la législation de l'État ne peut pas s'écarter des dispositions de l'article 26 du Pacte. Il est vrai, comme l'a toujours maintenu le Comité dans sa jurisprudence, que les différences de traitement fondées sur l'un des motifs énoncés à l'article 26 notamment le sexe ne représentent pas une discrimination interdite si elles reposent sur des critères raisonnables et objectifs. Mais établir la supériorité de l'homme sur la femme, ce qui revient à déclarer l'infériorité de la femme par rapport à l'homme, pour succéder à des titres de noblesse prévus par la loi espagnole appliquée par les tribunaux, ce ne serait pas simplement s'écarter de ces critères, ce serait se placer à l'extrême opposé. Les États peuvent protéger par la loi leurs traditions et leurs institutions historiques, comme les titres de noblesse, mais ils doivent le faire dans le respect des prescriptions de l'article 26 du Pacte.

Le Comité considère qu'en décidant que tel ou tel honneur doit être accordé principalement aux hommes et à titre subsidiaire seulement aux femmes, l'État partie prend à l'égard des femmes de familles nobles une position discriminatoire qui ne peut pas être justifiée en invoquant les traditions ou le droit historique ou toute autre raison. Le Comité conclut donc que l'interdiction d'exercer une discrimination au motif du sexe faite à l'article 26 du Pacte a été violée au détriment de l'auteur. Cette conclusion rend superflu l'examen des griefs de violation de l'article 17, lu conjointement avec l'article 3 du Pacte.

Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l'article 26 du Pacte à l'égard de Mercedes Carrión Barcaíztegui.


(Signé) Hipólito Solari-Yrigoyen

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]


OPINION INDIVIDUELLE DE Mme RUTH WEGDWOOD

Lors de l'examen de rapports de pays ainsi que dans ses constatations concernant des communications individuelles, le Comité des droits de l'homme a toujours défendu le droit des femmes à l'égale protection de la loi, même dans les circonstances où le respect de ce principe exige que des modifications importantes soient apportées aux pratiques locales. Il est donc déconcertant de voir le Comité rejeter aussi cavalièrement la communication de Mercedes Carrión Barcaíztegui.

L'attribution des titres de noblesse est réglementé en Espagne par le droit public. Les décisions sur la succession aux titres honorifiques ou nobiliaires sont des actes officiels de l'État, publiés au Journal officiel. L'ordre de succession n'est pas une question relevant des préférences personnelles du détenteur effectif du titre. En réalité, les descendants de sexe féminin ne peuvent en vertu de la loi revendiquer un droit prioritaire à un titre en raison de la préférence accordée aux hommes, indépendamment des souhaits exprimés par l'ascendant détenteur du titre. Cette règle légale (voir loi du 4 juin 1948) me paraît constituer un acte public de discrimination.

Les raisons indiquées par le Comité pour rejeter la demande de Mme Mercedes Carrión Barcaíztegui qui revendique la succession au titre de Duque de Almodóvar de Río ne peuvent pas rassurer l'État partie. Tout en déclarant la communication irrecevable ratione materiae, le Comité dit qu'un titre héréditaire de noblesse est «une institution qui … n'entre pas dans le cadre des valeurs qui sous-tendent les principes de l'égalité devant la loi et de la non-discrimination protégés par l'article 26». Cette phrase sibylline pourrait être interprétée comme signifiant que le maintien des titres héréditaires est en soit incompatible avec le Pacte. Il faut espérer que dans ses décisions futures, le Comité accordera l'importance voulue au souhait de nombreux pays de préserver la mémoire des individus et des familles qui ont joué un rôle prépondérant dans l'édification de la nation.

L'usage de titres peut être adapté pour tenir compte du droit des femmes à l'égalité devant la loi. Même dans le cas d'une institution traditionnelle comme un titre, un changement de circonstances peut justifier une modification de règles discriminatoires. Par exemple, à une époque caractérisée par l'existence d'armées nationales, on n'attend plus des détenteurs de titres de noblesse qu'ils sachent se battre. (Certes, l'exemple de Jeanne d'Arc pourrait faire penser à un plus large éventail de référence.)

Lors de son adhésion aux instruments relatifs aux droits de l'homme modernes, l'Espagne a reconnu les difficultés créées par le fait que la préférence soit automatiquement accordée aux héritiers mâles. L'Espagne a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques le 27 juillet 1977. Elle a également adhéré à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes le 16 décembre 1983. À cette occasion, elle a formulé une seule réserve à cet instrument, qui a son importance ici. L'Espagne a en effet déclaré que la ratification de la Convention n'aurait pas d'effet sur les dispositions constitutionnelles régissant les règles de succession à la Couronne d'Espagne. Cette mesure unique de protection de la succession royale n'était pas accompagnée d'une réserve analogue concernant des titres inférieurs.

L'Espagne n'a formulé aucune réserve de ce type au Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1977. Cela dit, il serait de bonne pratique d'accorder à l'Espagne le bénéfice de la même réserve dans l'application du Pacte étant donné l'interprétation ultérieure que le Comité a faite de l'article 26 en tant que disposition garantissant un droit autonome à l'égale protection de la loi. Mais, en fin de compte, même avec cette réserve, l'Espagne n'a pas tenté d'établir une protection spéciale pour perpétuer la discrimination fondée sur le sexe dans le partage des autres titres aristocratiques.

Il n'est pas étonnant qu'un État partie considère la succession au trône comme posant une question unique sans pour autant vouloir perpétuer de façon plus générale la pratique consistant à placer les femmes en dernière ligne dans l'ordre de succession. En fait, l'actuel Roi d'Espagne lui-même a rappelé que même une institution aussi singulière et traditionnelle que la royauté peut être adaptée pour respecter les normes d'égalité. Le Roi Juan Carlos a en effet récemment suggéré que l'ordre de succession au trône d'Espagne soit modifié. Selon sa proposition, à l'achèvement du règne de son fils aîné, le premier enfant de ce dernier lui succédera sur le trône, qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille. À une époque où de nombreuses femmes sont devenues chefs d'État, cette suggestion paraît louable et n'a rien de remarquable.

Dans son arrêt du 20 juin 1987, défendant le droit des femmes à hériter de titres non royaux au même titre que les hommes, la Cour suprême d'Espagne s'est référée à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ainsi qu'à l'article 14 de la Constitution espagnole de 1978. Lors de futures délibérations sur la question, l'Espagne jugera peut-être aussi utile de se référer à l'Observation générale no 18 du Comité des droits de l'homme dans laquelle celui-ci précise que l'article 2 du Pacte «interdit toute discrimination en droit ou en fait dans tout domaine réglementé et protégé par les pouvoirs publics». Et il convient de rappeler que selon le règlement intérieur du Comité, le rejet d'une communication donnée ne constitue pas un précédent applicable pour l'examen de toute autre communication ou de rapports de pays.

En l'espèce, le titre héréditaire en question a été présenté par l'État partie comme étant «dépourvu du moindre contenu juridique ou matériel» et purement honorifique (voir par. 4.4 et 4.8 du texte de la décision). Il est donc important de préciser les limites de la décision adoptée par le Comité. Les constatations du Comité ne devraient pas être perçues comme protégeant des règles de succession discriminatoires lorsque des biens immobiliers ou mobiliers sont en jeu. Ces constatations ne protègent pas non plus la discrimination en rapport avec des charges publiques traditionnelles héréditaires qui, dans certaines sociétés, impliquent encore un pouvoir de décision considérable sur le plan politique ou judiciaire. Le Comité est un organe chargé de surveiller l'application d'un pacte international et il ne peut pas établir de règles générales sans tenir compte de ces réalités locales.


(Signé) Ruth Wedgwood

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]


Notes


1. Concepción Barcaíztegui Uhagón était la fille aînée de José Barcaíztegui y Manso, troisième marquis de Tabalosos. María Mercedes Barcaíztegui Uhagón, mère de l'auteur, était la seconde fille de celui-ci et sœur aînée de Iñigo Barcaíztegui Uhagón. D'après les renseignements donnés par l'auteur, ce dernier a renoncé au titre en faveur de son fils, Javier Barcaíztegui Uhagón.

2. D'après l'auteur, elle a engagé une action contre son cousin parce que son oncle lui avait cédé le titre.

3. Cette décision a conduit le Tribunal suprême à modifier sa jurisprudence qui s'était écartée du droit historique relativement à l'égalité entre l'homme et la femme.

4. Le paragraphe 2 de l'article 38 de la loi organique du Tribunal constitutionnel dispose en effet que «Les décisions rejetant les recours en inconstitutionnalité et les recours en défense de l'autonomie locale empêcheront que la même question soit soulevée de nouveau par l'une quelconque des deux voies, au motif de la même atteinte au même principe constitutionnel.».

5. L'État partie cite une affaire dans laquelle le Tribunal constitutionnel a rejeté un recours en amparo formé par une personne qui prétendait succéder à un titre nobiliaire mais n'acceptait pas la condition imposée, qui était d'épouser un noble.

6. Communication no 777/1997, décision du 25 novembre 1999, par. 6.2.

7. Voir par exemple, les observations du Comité concernant l'affaire no 182/1984 (Zwaan de Vries c. Pays-Bas).



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