MODULE 29
LE CADRE DU CONSEIL DE L’EUROPE ET LES DROITS ESC

Objet du module 29

Ce module a pour objet de fournir une vue  d’ensemble des possibilités de protéger les droits ESC dans le cadre de la structure du Conseil de l’Europe.

Ce module

  • traite des dispositions positives  sur les droits ESC contenues dans la Charte sociale euro­péenne;
  • examine les mécanismes de suivi et de plainte liés à la Charte, ainsi que la pratique de ces mécanismes à ce jour;
  • explore les possibilités d’avoir recours à la Convention européenne des droits de l’homme; et
  • suggère des stratégies auxquelles peuvent avoir recours les ONG pour promouvoir  les droits ESC dans le cadre du Conseil de l’Europe.

Le Conseil de l’Europe

Fondé en 1949, le Conseil de l’Europe se compose de quarante États membres: tous les États de l’Europe de l’Ouest, seize États de l’Europe Centrale et de l’Est.  Ses principaux objectifs sont de défendre la prééminence de la règle de droit, sauvegarder la démocratie et protéger les droits humains.  Ces objectifs sont poursuivis par l’adoption de normes communes liant les États qui les signent et les ratifient.  La Convention européenne des droits de l’homme, adoptée en 1950, est le traité le plus important.  Il est obligatoire de la ratifier pour faire par­tie du Conseil de l’Europe.  La Charte sociale européenne (CSE), instrument couvrant spéci­fiquement les droits économiques et sociaux, fut adoptée en 1961.

La Charte sociale européenne

La Charte sociale européenne et ses protocoles additionnels sont les principaux instruments du Conseil de l’Europe dans le domaine économique et social:

         La Charte sociale européenne (CSE), adoptée en 1961, entra en vigueur en 1965; vingt-deux États membres l’ont ratifiée.
         Un protocole additionnel de la Charte, adopté en 1988, entra en vigueur en 1992; huit États membres l’ont ratifié.  Il ajoute quatre droits supplémentaires à la CSE.
         Un protocole modifiant la Charte sociale européenne fut adopté en 1991; il en améliore le système de surveillance.  Quatorze États membres l’ont ratifié; il entrera en vigueur lors­que toutes les parties de la Charte l’auront ratifié.  Toutefois, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe [1] a déjà convenu de faire appliquer les nouvelles procédures immédiate­ment et le plus largement possible.
         Un protocole additionnel de la Charte sociale européenne adopté en 1995 fournit un nou­veau mécanisme permettant aux partenaires sociaux [2] et à certaines ONG de déposer des plaintes collectives lorsqu’un État n’a pas rempli ses obligations.  Il entra en vigueur en 1998 et sept États membres l’ont ratifié.
         La Charte sociale européenne (révisée), adoptée en 1996, fut ratifiée par un seul État mem­bre.  Elle entrera en vigueur lorsqu’elle sera ratifiée par trois membres.  Le texte ré­visé est une compilation des deux textes précédents (la Charte sociale européenne et le Protocole additionnel de 1988, décrit ci-dessus); les gouvernements ajoutèrent également plusieurs nouveaux droits.  Cette Charte révisée remplacera progressivement la Charte de 1961.

Teneur de la Charte sociale européenne [3]

Aux termes de la première partie de la Charte, les États membres acceptent « comme but de leur politique . . . de remplir les conditions dans lesquelles les droits et principes suivants peuvent être effectivement appliqués ».  Elle en énumère trente et un qui se divisent en trois catégories.

         La première catégorie, la plus importante, concerne la protection du travail.  Elle com­prend le droit au travail, le droit à des conditions de travail équitables et sans danger, la liberté de s’associer, le droit de négocier collectivement, le droit à la sécurité sociale, à l’égalité des chances, le droit à recevoir des informations et à être consulté, le droit à une protection spéciale pour certaines catégories de travailleurs—enfants et jeunes, femmes, personnes handicapées et travailleurs migrants;
         La deuxième catégorie couvre la population en général.  Elle comprend le droit à la forma­tion et au conseil professionnels, le droit à la jouissance des normes de santé les plus hautes possible, le droit à l’assistance sociale et médicale, le droit de bénéficier de services d’aide sociale.  La Charte révisée a ajouté le droit à la protection contre la pau­vreté et l’exclusion sociale, ainsi que le droit à un logement adéquat;
         La troisième catégorie couvre la protection particulière en dehors du milieu du travail.  Elle comprend les droits des enfants et des jeunes, des femmes, des familles, des person­nes handicapées, des personnes âgées, des travailleurs migrants et de leurs familles.

Par conséquent, la Charte couvre des domaines étendus allant bien au-delà du secteur de l’emploi et elle tient compte des protections dont ont besoin en tous lieux les populations au cours de leur vie quotidienne.

La deuxième partie de la Charte définit de manière plus précise les trente et un droits et princi­pes mentionnés dans la première partie.

La troisième partie contient une caractéristique particulière de la Charte: un État partie peut choisir de ne pas adhérer à toutes ses dispositions.  Elle offre la liberté de sélectionner un certain nombre de droits parmi toutes les dispositions.  Les États parties doivent accepter au minimum six articles sur les neuf considérés comme droits fondamentaux (troisième partie, art. A).  Ils doivent également sélectionner, dans les vingt deux articles restants, un nombre supplémentaire d’articles ou de paragraphes numérotés. 

Mécanisme de surveillance

Le mécanisme de surveillance de la CSE figure dans la quatrième partie et dans les Protoco­les de 1991 et de 1995.  Il stipule l’obligation de présenter des rapports réguliers et définit les différents organes de suivi.

Soumission et examen des rapports

Aux termes de la quatrième partie de la CSE et du Protocole de 1991, les gouvernements en­voient des rapports à intervalles réguliers au Secrétaire général du Conseil de l’Europe sur l’application des dispositions qu’ils ont acceptées.  Lorsque le Comité des Ministres le juge approprié, il peut également demander de temps à autre des rapports sur les dispositions non-acceptées.

Les gouvernements fournissent des copies de leurs rapports aux organisations nationales d’employeurs et aux syndicats.  Ces organisations peuvent adresser leurs commentaires au Secrétaire-général, qui en enverra un exemplaire aux États parties concernés.  Les ONG in­ternationales, qui ont un statut consultatif auprès du Conseil de l’Europe et une compétence spécifique, recevront également du Secrétaire-général une copie des rapports des gouverne­ments.  Ces rapports étant publics, le public peut en demander des exemplaires.

Un Comité d’experts indépendants (CEI) examine le rapport de chaque gouvernement.  Ses membres agissent à titre individuel.  Un observateur de l’Organisation internationale du tra­vail (OIT) aide le CEI.  Il évalue d’un point de vue juridique si la loi et les pratique nationales sont conformes aux obligations de la Charte que l’État membre a acceptées.  À  l’issue de son examen, le CEI rédige ses conclusions, qui sont « positives » si la situation nationale est conforme, ou « négatives » s’il estime qu’elle n’est pas ou pas entièrement conforme.  Il re­porte ses conclusions s’il juge ne pas posséder les informations nécessaires.  Il peut demander des informations supplémentaires ou se réunir avec les représentants d’une État partie.  Il in­forme les organisations internationales d’employeurs et les syndicats.

Le CEI peut soulever une « question générale » adressée à tous les gouvernements s’il sou­haite étudier une question de manière plus approfondie.  Les conclusions qu’il a adoptées sont recueillies dans un volume de Conclusions, [4] qui est public.

Le Secrétaire-général communique les conclusions du CEI au Comité gouvernemental, com­posé de représentants de chaque État membre et d’observateurs des partenaires sociaux euro­péens.  Le comité peut consulter les représentants des ONG internationales.  Il prépare les décisions du Comité des Ministres.  Il sélectionne les situations qui devraient, selon lui, faire l’objet de recommandations à chaque État partie, en donnant les raisons de ses sélections en termes de politiques sociales, économiques et autres.  Il adresse ensuite un rapport de ses tra­vaux, qui est également public, au Comité des Ministres. [5]

En fonction de ce rapport, le Comité des Ministres adopte une résolution sur tout le cycle de surveillance et adresse, le cas échéant, des recommandations individuelles aux États dont la situation n’est pas conforme aux dispositions de la Charte.  Après l’adoption du Protocole de 1991, le Comité des Ministres commença à développer un nombre croissant de recommanda­tions individuelles.

Procédure de plaintes collectives

Les dispositions concernant la procédure de plaintes collectives figurent dans le Protocole de 1995. [6]   L’objectif de cette procédure est d’améliorer le mécanisme de surveillance de la Charte sociale en permettant de déposer des plaintes collectives sur les violations—outre la procédure actuelle des rapports adressés par les gouvernements.  Cette procédure se résume comme suit:

Teneur de la plainte

Les plaintes doivent faire état d’une application non-satisfaisante de la Charte et peuvent invo­quer:

         les dispositions de la deuxième partie de la Charte et le Protocole de 1988, ainsi que la Charte révisée qu’a ratifiées l’État membre
         les aspects procéduraux stipulés à la troisième, quatrième, cinquième ou sixième partie
         la première partie, dans certains cas très graves.

Les plaintes doivent être relatives à une situation collective, point qui diffère de la Conven­tion européenne des droits de l’homme (CEDH), qui prévoit une procédure de plainte pour les personnes dont les droits ont été violés.

Qui peut déposer une plainte?

Les groupes d’organisations suivants sont habilités à déposer une plainte:

         Les organisations internationales d’employeurs et les syndicats participant aux travaux du Comité gouvernemental (art. 27, para. 2).
         D’autres ONG internationales ayant statut consultatif auprès du Conseil de l’Europe, et figurant sur une liste spéciale dressée par le Comité gouvernemental.
         Les organisations nationales représentatives d’employeurs et les syndicats de l’État mem­bre.
         Un État partie qui peut, par déclaration faite au Secrétaire général, permettre à d’autres ONG nationales représentatives de déposer une plainte.

Procédure

Les plaintes doivent être adressées au Secrétaire-général du Conseil de l’Europe, qui les trans­met au Comité d’experts indépendants (CEI).  Ce dernier détermine d’abord si la plainte est recevable.  Il demande au gouvernement concerné et à l’auteur de la plainte de soumettre des informations écrites et des observations sur la question de la recevabilité.  Lorsqu’une plainte est recevable, le CEI demande aux parties de lui adresser toutes explications ou in­formations pertinentes.  D’autres États parties du Protocole de 1995, ainsi que des partenaires sociaux, sont également invités à fournir leurs commentaires.  Avant que le CEI ne rédige son rapport, il est autorisé à organiser une audience avec les représentants des parties, mais cela n’est pas obligatoire.

En fonction des informations recueillies, le CEI rédige à l’intention du Comité des Ministres un rapport concluant si l’État membre contre lequel la plainte a été déposée a fait appliquer de manière satisfaisante ou non la disposition de la Charte faisant l’objet de la plainte.

Le Comité des Ministres prend alors la décision définitive.  Si le CEI a conclu que l’application n’était pas satisfaisante, le Comité des Ministres adresse une recommandation au gouvernement concerné.  Si l’application a été jugée satisfaisante, le Comité adopte sim­plement une résolution.

Ce type de recommandation n’a pas juridiquement de caractère obligatoire, ce qui diffère des procédures de plaintes individuelles déposées dans le cadre de la CEDH.  Il est toutefois à espérer que les États tiennent compte des recommandations adoptées par le Comité des Ministres.


Il convient enfin de noter que le Protocole de 1995 est très récent.  Le CEI n’a rédigé ses rè­gles de procédure [7] que très récemment, et vingt-six ONG ont été intégrées à la liste de celles habilités à déposer des plaintes.  Il n’y a eu jusqu’à présent aucune expérience pratique de la procédure de dépôt de plainte.

La pratique et la jurisprudence

Jusqu’à une époque récente, le mécanisme de surveillance de la CSE, et celui du CEI en parti­culier, n’étaient pas très connus.  Toutefois, les rapports du CEI (conclusions) pendant la période 1961-1996 (treize cycles d’examen) ont été résumés récemment, article par article, paragraphe par paragraphe. [8]   Cette étude dépeint un tableau impressionnant des travaux entre­pris et fournit un outil de base aux ONG qui travaillent à l’application de la Charte.  Les paragraphes suivants présentent un résumé succinct des aspects majeurs de cette jurispru­dence.

Dans ses conclusions, le CEI a examiné de très près le contenu de chaque disposition en ten­tant de définir son essence, puis a établi le caractère de l’obligation.  Dans certains cas, l’obligation d’adopter une législation est très claire.  D’autres conclusions exigent la création de services (par exemple, services d’emploi gratuits) et soulignent le besoin d’assurer leur bon fonctionnement.  Le principe de non-discrimination (concernant en particulier les ci­toyens d’autres États parties) tient une place importante dans les travaux menés au fil des ans.  Pour un certain nombre de dispositions, le CEI souligne le besoin de fournir des informations suffisantes.  Dans certains cas, il établit des normes précises et bien définies; dans d’autres, il ne prend de décision que si la norme actuelle est « déraisonnable ».  Il demande à l’occasion de faire élaborer des réglementations pour faire appliquer les droits (par exemple des sanc­tions, la possibilité de déposer des plaintes, le droit de faire appel, le déplacement du fardeau de la preuve).  À  certains moments, le CEI a déclaré qu’une disposition particulière est dy­namique et qu’il convient d’entreprendre des efforts substantiels pour faire appliquer progres­sivement le droit.

L’un des arguments généralement fournis pour justifier la différence de traitement donnée aux droits civils et politiques par rapport aux droits sociaux et économiques a trait à la diffi­culté d’invoquer ces derniers devant un organe judiciaire.  À  la différence d’autres instru­ments internationaux, le texte même de la Charte fait une distinction entre les objectifs géné­raux dans la première partie, les droits concrets et les principes dans la deuxième partie.  Les États parties ont défini les dispositions de la deuxième partie aussi concrètement que possi­ble.

Même la première partie de la Charte contient des principes susceptibles d’être appliqués si l’on suit une certaine méthode d’interprétation.  Un grand nombre de ses principes, entre au­tres les principes 2 et 3, sont énoncés de manière positive.  Par exemple, « Tous les travail­leurs ont droit à des conditions de travail équitables ».  Il est difficile de déterminer le sens de « conditions de travail équitables ».  Toutefois, un organe de surveillance peut être confronté à des conditions de travail qui constituent une violation flagrante de ce principe et nuit à la dignité humaine.  Cette situation, contraire à ce qui est accepté dans d’autres pays européens, constitue une violation de la Charte et doit être interdite par la législation natio­nale et la pratique.

La CSE contient un certain nombre de dispositions qui, du fait de leur énoncé, ont un carac­tère directement exécutoire en droit interne et peuvent donc être invoquées devant des tribu­naux nationaux.  À  titre d’exemple, citons l’article 5 (le droit de s’organiser), l’article 6 (le droit de négocier collectivement), l’article 10 (consultation sur le droit à la formation profes­sionnelle).  Par ailleurs, il est possible de lier l’article 10 de la CEDH sur la liberté d’expression à l’article 21 de la Charte sur le droit à l’information et à la consultation, l’article 22 de la CEDH aux articles 3 et 4 de la Charte qui traitent du droit de participer à la détermination et à l’amélioration des conditions de travail et de l’environnement de travail, ainsi qu’à l’article 29 sur le droit à l’information et la consultation dans le cadre des procédu­res collectives de licenciement.  Une lecture attentive des Conclusions du CEI montre que de nombreux autres articles contiennent des dispositions à caractère directement exécutoire.

Le CEI dispose d’un autre moyen d’élargir à l’avenir l’influence de la Charte: celui de fonder son argumentation sur l’amélioration de la situation sociale dans la plupart des États mem­bres.  Cette interprétation pourrait l’amener à étendre progressivement la portée de certaines dispositions de la Charte et, ce faisant, à imposer partout une plus grande protection.  À  cet égard, le CEI peut s’inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la Convention européenne.  La Cour a appliqué ce raisonnement, car si elle ac­cepte en général que certains États protègent plus certains groupes que d’autres, elle a égale­ment conclu que si la tendance générale de plusieurs États membres est positive, il y aura da­vantage de raisons d’offrir une meilleure protection partout.  Par conséquent, elle pourrait imposer les nouvelles normes en vertu de l’existence de nouveaux principes communs.  Elle a agi ainsi dans une affaire concernant le droit à la vie privée (art. 8, CEDH).

Un grand nombre de dispositions de la Charte ont un caractère dynamique et le CEI a déjà stipulé qu’il convient dans certains cas d’entreprendre des efforts substantiels au fil des ans.  Voici des exemples de ces dispositions:

         L’article 1(1), aux termes duquel les États membres s’engagent à atteindre et à conserver un niveau d’emploi aussi élevé et stable que possible.  Selon le CEI, cette disposition est une obligation de conduite plutôt que de résultat, mais elle est dynamique et il convient d’entreprendre des efforts substantiels au fil du temps.
         L’article 4(1) concernant la « rémunération adéquate ».  Selon le CEI, il signifie que les États membres doivent créer des politiques visant à obtenir un niveau de vie adéquat et entreprendre des efforts continus à cet égard.
         L’article 12(3) concernant le droit à la sécurité sociale, stipule que le système doit arriver progressivement à un niveau plus élevé.

Grâce à des exemples comme ceux-ci, le CEI pourrait au bout d’un certain temps invoquer les améliorations apportées dans de nombreux États membres, approfondir le contenu des dispositions respectives et les imposer aux autres États.

Un autre moyen d’élargir l’interprétation de la Charte consiste à appliquer certains principes fondamentaux comme ceux de l’égalité, de la non-discrimination et du droit à la vie privée.  La Cour européenne a agi ainsi dans certaines affaires sur les droits sociaux et a invoqué des obligations positives dans ses décisions.  Un citoyen résidant dans un État autre que le sien fit appel à une décision de l’État hôte qui lui refusait des prestations d’aide sociale.  Il invoqua le refus du droit à la propriété (art. 1 du Protocole) et les dispositions d’égalité de la CEDH (art. 14).  La Cour statua que le principe d’égalité n’exigeait pas d’un État d’établir un sys­tème de sécurité sociale, mais que si ce système existait, l’État devait respecter certains prin­cipes fondamentaux, notamment celui d’égalité.  Dans ce cas, le respect du principe d’égalité signifiait qu’un citoyen d’un autre État membre devait avoir accès aux droits de prestations d’aide sociale qui existaient pour les citoyens de ce pays.

Dans ses conclusions concernant la mise en œuvre de la Charte sociale au fil du temps, le CEI élabora une jurisprudence par laquelle il étendit les fondements de la protection contre la discrimination.  Son interprétation fut codifiée dans le nouvel article E de la Charte révisée.  Le CEI pourrait à l’avenir appliquer d’autres principes, tels que le respect de la vie privée, aux articles portant par exemple sur le droit à l’assistance médicale et sociale (art. 13) ou sur le droit d’une famille à une protection juridique (art. 16).

Le droit au recours

La capacité de chercher des recours dans un cas de violation est un aspect important de la mise en œuvre des droits.  Le CEI a conclu par exemple que le droit à l’assistance sociale (art. 13 de la CSE) étant un droit positif, une personne à qui il serait refusé peut en appeler à un organe indépendant, comme un tribunal.  Cette conclusion a deux implications:

         Le CEI peut déterminer si une personne a un tel droit dans un État membre.  Si oui, et s’il n’existe pas de dispositions en ce sens, le Comité des Ministres adressera une recomman­dation à l’État concerné.
         Les personnes dans les États membres concer­nés peuvent faire appel à des organes judi­ciaires comme les tribunaux admi­nistratifs ou civils, pour des refus émanant d’organes adminis­tratifs.

Cette conclusion signifie égale­ment qu’à l’avenir le CEI pourrait développer davantage sa jurisprudence en décidant qu’il doit exister un recours pour des dispositions autres que l’article 13 de la Charte. 

Le droit des partenaires sociaux à l’information et à la consultation, ainsi que leur droit de négocier, est explicitement reconnu dans les articles 5 et 6 de la Charte.  Ces garanties procé­durales sont cruciales pour protéger nombre d’autres droits, notamment le droit à un loge­ment adéquat (art. 31) et le droit d’être protégé contre la pauvreté et l’exclusion sociale (art. 30).  Le CEI pourrait développer davantage ces droits à l’information et à la consultation.  Par exemple, les ONG pourraient avoir le statut de partenaires consultatifs pour l’application de ces droits et être habilités à entamer des procédures juridiques au niveau national.  Ce point est capital, car les ONG sont souvent présentes dans des situations où des personnes lésées ne sont pas en mesure de faire appel.

L’application d’autres règles procédurales, notamment le déplacement du fardeau de la preuve, peut également s’avérer très utile.  Par exemple, si un employé tombe malade et qu’il/elle peut prouver qu’il/elle travaille dans de mauvaises conditions avec des matériaux dangereux, il peut être demandé à l’employeur (et non à l’employé) de prouver qu’il n’y a aucun rapport entre la maladie et les conditions de travail ou qu’il a pris toutes les précau­tions nécessaires.  Le CEI a prêté attention à cette règle lors de son examen de l’application de l’article 4(3) (salaire égal).

La compensation constitue un autre moyen utile d’élargir l’application des droits ESC.  Cette disposition offre au tribunal ou à l’organe de surveillance la possibilité d’octroyer une com­pensation à une personne blessée.  Elle ne gêne aucunement les responsabilités du gouverne­ment, qui conserve la liberté de choisir sa propre façon de respecter l’obligation.  Toutefois, l’absence de toute compensation disponible peut être considérée comme une violation d’une disposition spécifique.

L’on peut déduire que, dans ses Conclusions, le CEI a au fil des ans donné à un certain nom­bre de dispositions spécifiques de la Charte un contenu essentiel défini et précis qui rend ces droits exécutoires.  Ce point est valable pour nombres d’autres garanties procédurales.  Le CEI a soulevé un grand nombre de questions précises.  À  première vue, la plupart des dispo­sitions de la Charte contiennent une norme relativement ouverte, mais le CEI a réussi à en extraire des normes plus précises.  Par conséquent, le CEI a un excellent potentiel de mise en œuvre réelle des droits économiques et sociaux.

La Convention européenne des droits de l’homme

La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) fut adoptée à Rome en novembre 1950 et entra en vigueur en 1953.  Elle fut complétée par onze Protocoles.  Les Protocoles 1, 4, 6 et 7 ajoutent de nou­veaux droits fondamentaux à ceux déjà protégés par la CEDH.  Les Protoco­les 8, 9 et 11 couvrent les mécanismes de surveil­lance.

Les dispositions positi­ves sont contenues dans la section I de la Convention euro­péenne et dans les Protocoles 1, 4, 6 et 7.  Le CEDH stipule un nombre de droits civils et politiques, tels que le droit à la vie, l’interdiction de la torture, de l’esclavage et du travail forcé, le droit au recours et à un procès équitable, le respect de la vie privée et de la vie familiale, la liberté de pen­sée, de conscience et de religion, la liberté d’expression, la liberté de se réunir et de s’associer, le droit au mariage, le droit à un recours effectif et l’interdiction de la discrimination.

Les dispositions comme celle du droit à la vie, de l’interdiction du travail forcé, du droit à la vie familiale, de la liberté de se réunir et de s’associer sont liées aux droits ESC.

Les aspects procéduraux sont couverts par la section II de la CEDH et par le Protocole 11.  Avec l’entrée en vigueur du Protocole 11 en novembre 1998, les procédures furent rationali­sées et simplifiées.  Toutes les allégations de violations des droits de la personne sont désor­mais référées directement à la Cour européenne des droits de l’homme.  Cette cour perma­nente assure l’observation des dispositions des traités par les États membres.  Elle peut rece­voir des plaintes des États, des personnes, des groupes de personnes ou des ONG.

Depuis l’entrée en vigueur du Protocole 11, le Comité des Ministres n’est plus habilité à ju­ger des mérites d’une affaire, mais il supervise l’application des jugements de la Cour euro­péenne.  Les jugements de la Cour sont définitifs et ont un caractère obligatoire.

Le CEDH et la CSE ont plusieurs points communs.  Chaque traité contient des dispositions visant à protéger des droits similaires, dont l’interdiction du travail forcé, le respect de la vie familiale, la liberté de se réunir et de s’associer (y compris le droit de former des syndicats).

À  plusieurs occasions, la Cour européenne a déclaré dans sa jurisprudence que les éléments sociaux sont une condition préalable nécessaire à l’exercice des droits humains « traditionnels ».  Le besoin d’un système de soutien de l’assistance juridique a été jugé in­dispensable pour garantir le droit d’accès aux tribunaux, et un environnement sain a été jugé comme condition préalable au respect de la vie familiale.  Lors de ces affaires, la Cour a dé­fini une série de devoirs positifs à caractère exécutoire dérivés des droits protégés par la CEDH.  Elle a stipulé un certain nombre de conditions nécessaires avant d’accepter que ces devoirs puissent être imposés à l’État, y compris:

  • Il doit y avoir un rapport avec un droit spécifique de la CEDH.
  • Une obligation doit être exprimée de manière précise et être applicable par les tribu­naux nationaux.
  • Il doit y avoir un terrain commun d’interprétation dans la loi nationale et la jurispru­dence des États membres.
  • L’État a une marge d’appréciation.

Ces deux exemples du droit à l’assistance juridique et à un environnement sain démontrent qu’il est possible de lier les droits civils et politiques, avec les droits ESC, par une série de principes communs. [9]

Le rôle susceptible d’être joué par les ONG dans la promotion des droits ESC [10]

Le rôle des ONG dans le cadre général du Conseil de l’Europe

Dès 1952, le Conseil de l’Europe avait établi un statut consultatif pour les ONG et reconnu leur rôle crucial dans la société européenne; il garantissait par conséquent la liberté d’expression et d’association, critères fondamentaux d’une démocratie.  Il lança un dialogue avec elles pour atteindre un triple objectif: (1) connaître les points de vue et aspirations des citoyens européens, (2) fournir une représentation directe pour eux auprès du Conseil de l’Europe et (3) faire connaître ses propres activités par le biais de ces associations.  Plus de 380 ONG ont un statut consultatif.  Contrairement à l’Union européenne, la relation du Conseil de l’Europe avec ces organisations est exemplaire.  Leurs règles de participation sti­pulent qu’elles doivent partager les buts du Conseil de l’Europe et contribuer à ses travaux; qu’elles doivent être internationales et représentatives, à la fois géographiquement (en ayant une base dans les États membres du Conseil de l’Europe) et dans leur sphère d’activités; et enfin qu’elles doivent avoir un siège et une structure organisationnelle.

Les ONG peuvent apporter une contribution à tous les niveaux du Conseil de l’Europe, du Comité des Ministres, de l’Assemblée parlementaire, et des assemblées des pouvoirs locaux et régionaux d’Europe.  Leur coopération peut prendre de nombreuses formes, de la simple consultation à une collaboration complète sur des projets spécifiques.  Leurs spécialistes peu­vent participer à diverses études en tant que consultants et contribuer spécialement aux tra­vaux des comités intergouvernementaux; ils peuvent préparer des mémorandums pour le Se­crétaire général; faire des déclarations orales ou écrites au Comité d’experts de l’Assemblée parlementaire; et participer à des réunions organisées par le Conseil de l’Europe.  Les ONG informent le public des progrès des projets du Conseil de l’Europe dans leur domaine, tout en mettant à la disposition du Conseil leurs propres avis de spécialistes.

Les ONG consultatives participent aux travaux intergouvernementaux, parlementaires et d’établissement de normes du Conseil de l’Europe.  Elles ont collaboré à de nombreuses conventions et chartes du Conseil, y compris la CSE révisée.

Le Conseil de l’Europe a une structure permanente de coopération avec des ONG internationa­les par le biais de leur Conférence plénière annuelle des ONG, ainsi que par un comité de liaison.

Possibilités pour les ONG de promouvoir les droits ESC dans le cadre du Conseil de l’Europe

         Les ONG internationales doivent demander un statut consultatif afin de bénéficier du ca­dre général de collaboration établi par le Conseil de l’Europe.  En ayant ce statut, elles disposent de nombreuses occasions de se familiariser avec la CSE et la CEDH, et de contribuer aux futurs développements.  Chaque ONG ayant un statut consultatif recevra les rapports des gouvernements et aura le droit de présenter des mémorandums dans le cadre de la procédure d’envoi de rapports.  (Il convient également de noter que le Conseil de l’Europe—n’exclut pas les relations de travail avec d’autres ONG.  Par le passé, ces dernières ont présenté des rapports informels spéciaux dans leur domaine particulier d’intérêt.)
         Les ONG doivent demander aux gouvernements respectifs d’accepter les normes de la CSE en ratifiant la CEDH et les Protocoles, s’ils ne l’ont pas encore fait, et en éliminant les obstacles qui empêchent l’acceptation des dispositions de la CSE ou la ratification de ses Protocoles.
         Les ONG doivent étudier les rapports des gouvernements et les commentent en adressant des mémorandums au Conseil de l’Europe.  Elles doivent examiner les Conclusions du CEI, le Rapport du Comité gouvernemental, ainsi que les Recommandations du Comité des Ministres sur la mise en œuvre de la CSE.  S’il y a recommandation (par exemple pour l’application insatisfaisante de la Charte), elles peuvent mobiliser l’opinion publique et le parlement afin de promouvoir la mise en œuvre efficace de ces droits.  Le Protocole de 1991 leur facilite l’accès aux rapports des gouvernements.  Plus que jamais, ces orga­nisations à statut consultatif pourront être invitées à participer aux réunions du Comité gouvernemental.
         La procédure de dépôt de plaintes offre une autre méthode, et les organisations ayant un statut consultatif devraient demander à faire partie de la liste des organisations habilitées à déposer des plaintes.  Cette méthode leur permet de souligner une question importante par le biais d’une plainte. [11]
         Les ONG doivent envisager toujours ensemble les deux instruments des droits humains du Conseil de l’Europe.  La CEDH traite des droits sociaux et politiques, la CSE des droits civils et politiques.  La jurisprudence de la Cour européenne, ainsi que les Conclu­sions du CEI, montrent des exemples d’influence mutuelle.  La comparaison constante du contenu et procédures peut fournir de nouveaux moyens d’assurer l’alignement plus étroit des futurs développements des deux instruments fondamentaux, de leur jurisprudence et de leur mécanisme de surveillance.

Promotion des droits ESC au niveau national

Au niveau national, les ONG devront

         demander la ratification de tous les instruments, de la Charte et des Protocoles;
         engager leurs gouvernements à accepter toutes les dispositions particulières qu’elles esti­ment importantes;
         organiser des campagnes afin que les gouvernements reconnaissent le droit des ONG nationa­les de déposer des plaintes aux termes de la CSE;
         demander des rapports aux gouvernements et les faire connaître;
         présenter des exposés informels sur ces questions;
         demander des commentaires sur les rapports des gouvernements;
         demander à recevoir les Conclusions du CEI, les rapports du Comité gouvernemental et ceux du Comité des Ministres;
         informer l’opinion publique, d’une manière générale ou sur un point spécifique, et insister sur la mise en œuvre des Recommandations du Comité des Ministres;
         oeuvrer à l’adoption d’une législation nationale incorporant certains aspects du contenu de la CSE; et
         invoquer les droits ESC devant les tribunaux et considérer les Conclusions du CEI comme jurisprudence de la CSE.

Auteur: L’auteur de ce module est Ton Redegeld.

NOTES


1.  Le Comité des Ministres est un organe statutaire du Conseil de l’Europe (CE).  Il fait partie des organes de contrôle et de supervision de la Charte sociale européenne et de la Convention euro­péenne des droits de l’homme.  Les États membres décident qui les représentera dans cet organe; ils choisissent normalement un représentant en fonction d’un sujet.  Seuls les États qui ont ratifié la CSE participent au comité pour les questions concernant la Charte.

2.  Les partenaires sociaux sont les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs.  Aux termes de ce protocole, les organisations internationales d’employeurs et les syndicats inter­nationaux ont le droit de déposer une plainte.  Les représentants des organisations nationales d’employeurs et les syndicats ont le droit de déposer une plainte contre leur gouvernement.

3.  Les commentaires sont fournis en fonction du texte de la Charte sociale européenne (révisée), ETS No. 163 (3 mai 1996), entrée en vigueur le 1er juillet 1999.

4.  Voir par exemple, Conseil de l’Europe, Charte sociale européenne, Le Comité des indépen­dantes d’expertes conclusions XIV-1, vol. 1 et vol. 2.

5.  Conseil de l’Europe, Charte sociale européenne, Le Comité gouvernemental, 13ème Rapport (IV), 13ème Rapport (V).

6.  Voir le rapport de David Harris dans COE, The Social Charter of the 21st Century, 100-29.

7. Voir le Conseil de l’Europe, Social Rights = Human Rights, Fiche d’informations 7, mai 1998.

8.  Voir Lenia Samuel, Fundamental Social Rights: Case Law of the European Social Charter, Conseil de l’Europe, 1997; voir également le rapport de Aalt Willem Heringa dans COE, The Social Charter of the 21st Century, op. cit., 192-225.

9.  Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu, Artisans de démocratie (Paris: Editions Quart Monde, 1998), 187-196.  Les auteurs décrivent une affaire dans laquelle un citoyen contesta une décision sur le droit à la vie familiale en raison du principe de procès équitable et du droit à une audience équitable et publique aux termes de l’article 6 de la CEDH.  Voir également au module 22 de ce manuel d’autres détails concernant la  jurisprudence en vertu de la CEDH.

10. Voir Tom Kenny, Faire respecter les droits sociaux dans toute l’Europe—la Charte sociale européenne: un outil pour les ONG (Royaume-Unie: Oxfam, 1997).

11. Une ONG doit toujours décider si une affaire peut être présentée devant la Cour dans le cadre de la CEDH.  Des cas d’extrême pauvreté, par exemple, ou le droit à un logement adéquat, ont jusqu’à présent été présentés—sans succès—comme constituant une violation de l’article 3 de la CEDH (interdiction de traitement inhumain ou dégradant).


Droits résérves