MODULE 22
STRATÉGIES DE MISE EN OEUVRE DES DROITS ESC
DANS LE CADRE DES SYSTÈMES JURIDIQUES NATIONAUX

Objet  du module 22

Le présent module a pour objet de fournir des idées sur les possibilités de recours aux systèmes juridiques internes afin de promouvoir la mise en oeuvre des droits ESC.

Le module;

  • traite de l’application, au niveau national, du droit international sur les droits humains;
  • tente de faire comprendre pourquoi il est important que les droits ESC restent justiciables; et
  • décrit plusieurs démarches par lesquelles il est possible de garantir la mise en oeuvre des droits ESC au niveau national.

Le module est suivi d’une analyse de l’expérience de la Cour suprême indienne en matière de procédures visant à assurer la justiciabilité des droits ESC.

Garanties constitutionnelles et législatives nationales

La plupart des États intègrent dans leurs systèmes constitutionnels et législatifs des clauses, dispositions ou articles qui s’inspirent des normes des droits humains.  Il n’est pas rare qu’ils soient aussi insérés dans une « déclaration des droits » détaillée inscrite dans la Constitution (donc non-susceptible d’abrogation) et qui constitue un fondement sur lequel les tribunaux peuvent s’appuyer pour annuler toute législation ou mesure réglementaire en contradiction avec les principes qu’ils énoncent.  Cependant, la pratique ne suit pas un schéma uniforme.  Les systèmes constitutionnels comportent, en général, deux paramètres qui conditionnent l’efficacité de la protection nationale des droits humains.  Le premier touche au contenu des droits reconnus et le second à leur statut.

La législation nationale ou les dispositions de la constitution qui garantissent les droits hu­mains reflètent, en règle générale, les priorités ou les valeurs considérées comme précieuses dans le système concerné et elles ne traduisent pas nécessairement le contenu des garanties des droits humains internationaux.  Dans certains pays, un grand nombre de droits, aussi bien les droits civils et politiques que les droits ESC, peuvent être protégés par la constitution.  Ce­pendant, d’autres pays ne reconnaissent que quelques droits civils et, lorsque tel est le cas, ils sont tout juste prévus par des dispositions légales ordinaires.

Le schéma de l’application des droits humains au sein de différents systèmes varie considéra­blement, non seulement en termes de niveau auquel lesdits droits sont placés dans l’ordonnancement constitutionnel, mais encore en termes de possibilités de recours.  Dans certains pays, l’individu peut directement invoquer une disposition relative aux droits hu­mains afin de déclencher une action devant les juridictions pour faire éventuellement appli­quer les textes ou introduire un recours.  Toutefois, dans d’autres pays, les dispositions relati­ves aux droits humains peuvent prendre la forme de « principes directeurs » qui auront pour finalité de guider les décideurs gouvernementaux et non de donner naissance à des droits in­dividuels applicables.  Ces principes directeurs ne peuvent généralement pas être invoqués devant les tribunaux sauf, peut-être, pour aider à interpréter une autre législation.

S’il n’est pas rare que la constitution de ces pays reconnaisse, dans une certaine mesure, les droits économiques sociaux et culturels, il est en revanche peu fréquent qu’ils soient soumis aux mêmes mécanismes de contrôle ou d’application que les droits civils et politiques.  En règle générale, ils sont  souvent considérés comme des droits « non-justiciables » ou « à orientation politique » donc non-susceptibles de faire l’objet d’une quelconque forme d’application par la voie judiciaire.  Cette démarche tend à donner une trop grande importance aux différences caractéristiques qui existent entre ces deux catégories de droits et ignore la nature diversifiée de « droits » qui consacrent diverses prérogatives.  C’est la raison pour la­quelle la tendance a été, au cours des dernières années, d’accepter la possibilité d’une mise en oeuvre judiciaire de ces droits, mais en les reléguant dans des domaines qui ne nient pas toute liberté de manœuvre aux décideurs gouvernementaux.

Application, au niveau interne, du droit international sur les droits humains

Selon l’idée qui prévalait traditionnellement, c’est la nature de l’ordonnancement juridique d’un Etat qui détermine l’application, au niveau interne, d’un traité international sur les droits humains.  Lorsqu’un Etat ratifie un traité de droits humains, ces dispositions ne sont pas au­tomatiquement intégrées comme partie intégrante de la législation nationale.  L’intégration ou la non-intégration de ces textes dépend de la nature du système juridique.  Dans le système qualifié de « moniste », lorsqu’un Etat ratifie un traité international, les dispositions du traité deviennent automatiquement partie intégrante de la législation nationale.  Il en résulte que la législation internationale devient applicable.  Le monisme repose sur la notion selon laquelle le droit international et le droit interne se confondraient.  L’Argentine applique la doctrine moniste.

D’autres États appliquent un système qualifié de « dualiste ».  Les « dualistes » considèrent que le droit international et le droit interne sont deux systèmes distincts.  Il faut, par consé­quent, que la législation internationale soit incorporée sous forme de texte de loi avant d’être applicable au niveau national.  

Il est donc important, dans le cadre de la définition des stratégies susceptibles de garantir l’application et la justiciabilité interne des droits économiques, sociaux et culturels, de pren­dre en considération la nature du système juridique du pays concerné.  Il convient, toutefois, de noter que les traités internationaux des droits humains ont établi certains principes qui ré­gissent leur application au niveau national, et cela quelle que soit la nature du système juridique en vigueur.

Sensibilisation, mobilisation de la communauté-et actions en justice

La nature technique et complexe du processus judiciaire en fait une sorte de chasse gardée pour les avocats et autres juristes, tandis que les plaideurs assistent souvent en simples spectateurs au déroulement de la " scène " juridique. C'est en particulier le cas des parties qui appartiennent à la catégorie des simples citoyens, généralement pauvres et analphabètes et méfiants ou mal à l'aise lorsqu'ils sont confrontés à des représentants ou des institutions de l'Etat. Toutefois, les actions en justice relatives aux droits ESC peuvent être un formidable outil de démystification du processus judiciaire, en sensibilisant et en mobilisant les individus, groupes ou communautés concernés autour des questions qui les préoccupent, en définissant et en formulant lesdites questions. Etant donné que ces recours relatifs aux droits ESC intéressent souvent de larges sections de la population, l'action en justice peut aussi devenir un point de ralliement pour le lancement d'une action collective, de telle sorte, que même en cas de verdict défavorable, le consensus déjà réalisé et l'énergie déjà mobilisée puissent être canalisés vers d'autres formes d'expression populaire.

Pour être efficace, l'action en justice doit être initiée dans le cadre d'une stratégie élargie de sensibilisation aux droits humains et d'action communautaire mise en œuvre par l'intermédiaire des réseaux locaux existants ou, lorsque ces réseaux n'existent pas, par la contribution à la création de liens très forts, entre membres et par le biais de leurs préoccupations ou intérêts communs. Le groupe ou la collectivité concerné doivent considérer que leur présence régulière aux procès est un facteur important de la lutte pour la justice. Les questions soulevées dans cette affaire et les points saillants des audiences devront être expliqués le plus simplement possible, en utilisant le langage approprié. La communauté en général sera également tenue informée, par ses représentants ou par d'autres canaux informels.

Cette démarche a fait preuve de son efficacité dans les activités du Social and Economic Rights Action Center (SERAC) du Nigeria. Le SERAC plaide pour la réinstallation de la totalité des 300 000 personnes qui avaient été expulsées de force de leurs habitations en 1990, lors de la démolition de Maroko, le plus important bidonville du Nigeria, démolition décidée par le gouvernement militaire. Plus de 97 % des familles expulsées n'avaient été ni compensés ni relogés. Les actions initiées par le SERAC devant les tribunaux visent à donner une plus grande légitimité aux exigences de cette communauté et à les regrouper. C'est ainsi que, par exemple, dans l'affaire Farouk Atanda v. État de Lagos et quatre autres, le SERAC demandait à la cour de juger si les logements fournis, à titre de moyens de réinsertion, à moins de 3% des familles expulsées de Maroko sont suffisants et habitables au regard des normes des droits humains applicables. Pour la communauté, cette affaire et toutes les autres à peu près similaires sont devenues une grande source de motivation pour la poursuite de la lutte. Cette motivation s'exprime, en partie, par leur présence régulière et en très grand nombre, aux procès-un signal fort à l'attention des autorités judiciaires.

Principes régissant l’application interne des traités internationaux relatifs aux droits hu­ Principes régissant l’application interne des traités internationaux relatifs aux droits humains dans tous les systèmes juridiques

Le principe fondamental qui régit l’application, au niveau national, des traités internationaux relatifs aux droits humains repose sur le postulat selon lequel « Les États (lorsqu’ils devien­nent parties à un traité international) sont réputés se soumettre à un ordonnancement juridi­que dans lequel ils assument, pour le bien commun, diverses obligations non pas par rapport à d’autres États, mais vis-à-vis de tous les individus placés sous leur juridiction ». [1]

Dans son Observation générale 9, le CDESC établit sans la moindre ambiguïté que
la principale obligation qui ressort du Pacte est que les Etats parties doivent mettre en œuvre les droits reconnus par ce texte.  En exigeant des gouvernements qu’ils y veil­lent en usant de « tous les moyens appropriés », le Pacte adopte une approche adaptée et souple qui permet de tenir compte des particularités des systèmes juridiques et admi­nistratifs de chaque État, ainsi que d’autres considérations majeures.  Cependant, cette souplesse va de pair avec l’obligation, pour chaque État partie de mettre en oeuvre tous les moyens à sa disposition afin d’assurer le respect des droits consacrés par le Pacte.  Il convient, à ce sujet, de tenir compte des exigences fondamentales de la législation internationale relative aux droits humains.  Il en résulte que les normes défi­nies par le Pacte doivent être reconnues, par les voies appropriées, par l’ordonnancement juridique national, que tout individu ou groupe lésé doit disposer de voies de réparation ou de recours appropriées et que les moyens nécessaires pour rendre les pouvoirs publics soient comptables de leurs actes doivent être mis en place  (italiques ajoutés).

Pour renforcer cette idée, le CDESC mentionne également ce qui suit dans son Observation générale 9:

Bien que les modalités précises par lesquelles les droits garantis par le Pacte sont in­sérés dans les législations nationales soient du ressort de chaque Etat partie, les moyens à mettre en œuvre doivent être appropriés en ce sens qu’ils doivent produire des résultats qui attestent que l’Etat partie s’est pleinement acquitté de ses obligations.  En outre, les moyens choisis sont aussi susceptibles de contrôle dans le cadre de la vé­rification, par le Comité, du respect, par l’État partie, de ses obligations en vertu du Pacte. 

Pourquoi il est essentiel que les droits demeurent justiciables

Est réputée justiciable toute matière qu’il est possible d’insérer dans l’ordonnancement juridi­que avec la possibilité qu’elle puisse être invoquée par un individu ou un groupe en tant que motif d’action, devant les juridictions, et donner éventuellement lieu à des mesures exécutoi­res ou à une possibilité de recours.  La question de savoir si les droits ESC sont justiciables est, traditionnellement, l’une des moins bien comprises et des plus débattues dans les docu­ments relatifs aux droits ESC.  La plupart des tribunaux du monde rechignent généralement à statuer sur les droits ESC.  Ils préfèrent d’ordinaire s’appuyer sur les décideurs et les politi­ciens, craignant de « marcher sur les plates-bandes » de ces responsables qui sont, à leur avis, tout désignés pour trancher ce genre d’affaires.  Ils refusent d’explorer le domaine juridique des droits ESC, un domaine très pauvre en termes de références jurisprudentielles.  

Or, le respect des droits humains dépend essentiellement du comportement de l’État au ni­veau national.  « Il ne faut pas perdre de vue que seule une protection efficace au niveau in­terne peut garantir le respect des droits reconnus internationalement ». [2]  Cette protection in­terne ne peut être assurée en dehors du système judiciaire, qui est l’ultime garant des droits.  Par conséquent, l’un des principaux défis qui interpellent les militants de cette cause consiste à veiller à ce que les traités relatifs aux droits humains soient validés par les juridictions na­tionales.  À cet égard, « le défi qu’il convient de relever, en cette fin de siècle, est celui de l’insertion, dans le droit interne, des droits universels, seul moyen d’assurer leur mise en œu­vre au niveau interne ». [3] Pour une réelle protection des droits ESC, il convient de mettre en place les mécanismes nécessaires ou de les adapter afin que les obligations souscrites par les États puissent être remplies.

En définitive, c’est à l’État qu’il incombe d’assurer la protection judiciaire des droits ESC consacrés par les traités internationaux.

Il importe peu, au regard du droit international, que cette obligation soit prise en charge par des voies administratives, judiciaires ou législatives . . . Néanmoins, en cas de non-application totale ou partielle, il revient au système judiciaire de mettre en marche le mécanisme susceptible de garantir l’application du droit, à la fois parce que, aux termes de la loi interne, le pouvoir judiciaire est l’ultime garant des droits des individus et parce que c’est le pouvoir judiciaire qui a la charge d’incorporer les normes internationales dans l’ordonnancement juridique national. [4]

Par ailleurs, il est désormais largement établi que les droits ESC sont justiciables, à l’instar des droits civils et politiques. [5] Les États parties aux traités internationaux relatifs aux droits humains et qui reconnaissent les droits ESC ont adopté des obligations spécifiques et exécu­toires qui émanent principalement du PIDESC et des Observations générales adoptées par son organe d’exécution.

Garantir la justiciabilité des droits ESC

Le présent chapitre traite de certaines stratégies susceptibles d’être adoptées pour garantir la justiciabilité des droits ESC.7

Recours aux tribunaux pour faire appliquer directement les droits ESC

Lorsque les obligations d’un État sont clairement établies, les droits sont directement exécutoi­res par le biais de demandes individuelles ou collectives.  Pour faire appliquer un droit, il est important d’identifier le manquement qui a abouti à sa non-exécution.  Les straté­gies à mettre en œuvre pour assurer le respect d’un droit comportent deux étapes; la première

Recours aux tribunaux pour une application directe des droits ESC
Affaire Mariela Viceconte (Argentine)

L'affaire Mariela Viceconte touche au droit à la santé.6 Elle a été initiée par des groupes argentins qui souhaitaient que l'État fabrique un vaccin contre la fièvre virale hémorragique argentine, qui menace la vie de 3,5 millions de personnes vivant dans la zone endémique, notamment dans la pampa argentine humide. Cette affection, dont le diagnostic est difficile à établir rapidement, touche une population qui n'a pas facilement accès aux services médicaux préventifs. Un vaccin, le Candid 1, s'est révélé efficace à environ 95 % et a reçu l'onction de l'OMS. Il s'agit d'un " vaccin orphelin ", sa production n'étant pas rentable pour les laboratoires commerciaux. Quelque 200 000 doses ont été fournies par l'Institut Salk, des Etats-Unis, dans le cadre d'un programme expérimental; 140 000 doses ont été administrées, de 1991 à 1995, aux habitants de la zone endémique. L'État n'a pas été en mesure d'organiser une campagne massive de vaccination en raison de l'insuffisance des doses disponibles.

Une requête d'amparo (recours constitutionnel par lequel un individu peut obtenir réparation) fut introduite pour protéger le droit à la santé des personnes vivant dans les régions affectées. La requête fut rejetée en première instance. Cependant, en 1998, cette décision fut inversée en appel. En effet, la juridiction d'appel a décidé que l'État avait l'obligation de fabriquer le vaccin. Elle a également fixé un délai dans lequel cette obligation devait être exécutée. Cette décision de la juridiction d'appel était fondée sur la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme, la DUDH et l'article 12 du PIDESC. Tous ces instruments sont incorporés dans la législation interne de l'Argentine et sont considérés comme parties intégrantes de sa Constitution.

Outre le fait qu'elle a permis de garantir la fabrication du vaccin, cette affaire est également importante en ce qu'elle soulève d'autres questions;

  • Elle réaffirme le processus judiciaire en tant que méthode permettant à des citoyens ordinaires de contester les décisions des pouvoirs publics qui relèvent des politiques environnementales et sanitaires. Elle reconnaît le droit des citoyens d'exiger un vaccin pour 3,5 millions de personnes qui vivent dans une zone affectée. Elle renforce le rôle de la requête collective d'amparo comme moyen de faire participer les citoyens à la gestion et au contrôle des affaires publiques.
  • L'application directe, par une juridiction interne, des normes internationales sur le droit à la santé offre une plus grande marge de manœuvre aux militants en matière de lutte pour le respect des droits ESC.
  • La décision prise le tribunal de rendre deux ministres personnellement responsables de la fabrication du vaccin dans des délais spécifiques démontre que les obligations qui émanent des droits ESC sont de nature juridique et impliquent des responsabilités juridiques.
  • Le jugement affirme également le rôle de l'État en tant que garant du droit à la santé lorsque certains services se révèlent non-rentables ou inadaptés au secteur privé. Vu sous cet angle, le jugement cherche à établir un équilibre entre l'État et le marché, seul moyen d'assurer le respect des droits humains.
  • Réagissant au constat selon lequel un droit garanti par la constitution a été violé, les juges ont posé une limite au pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif en lui demandant de respecter les engagements qu'il a souscrits en vertu de la Constitution.
  • En définitive, le jugement définit le rôle du judiciaire en cas de manquement des autorités qui n'auraient pas pris une décision qui relève de leur mission. Dans le cas d'espèce, la cour n'a pas hésité à assumer son rôle de garante des droits fondamentaux, même si ces derniers intègrent des droits économiques et sociaux.

consiste à établir que le manquement de l’État est la cause de la non-exécution du droit consiste à établir que le manquement de l’État est la cause de la non-exécution du droit concerné alors que la seconde consiste à assurer que l’État suit la démarche appropriée, cette démarche appropriée devant faire l’objet de la définition la plus précise possible. 

Garantir la justiciabilité en demandant des informations publiques qui permettent de faire le point sur la mise en oeuvre des droits ESC

Une autre méthode consiste à demander des informations sur l’état l’application des politi­ques mises en oeuvre ou envisagées.  L’État est dans l’obligation de fournir les informations publiques demandées et de les rendre accessibles.  Les États parties au PIDESC sont tenus de contrôler et de collecter les informations et de préparer un plan d’action pour la mise en œu­vre progressive des droits reconnus par le Pacte.8  Par ailleurs, dans bon nombre de cas l’accès aux informations relatives à l’état d’application des droits ESC est essentiel en vue de la mise en œuvre d’une procédure contre l’État pour manquement à ses obligations.

Stratégie visant à soumettre l’Etat, en ce qui concerne les droits ESC, à des obligations  émanant des droits civils et politiques

Les droits des enfants souffrant d'hypoacousie en Argentine

Divers articles de presse ont fait mention de l'insuffisance, due à des raisons économiques, des casques à écouteurs pour les enfants atteints d'hypoacousie (malentendants). Les enquêtes faites à ce sujet ont révélé que l'État n'avait ni programme ni plan pour prendre en charge ce problème. La politique officielle est handicapée par l'absence d'informations sur le nombre de ces enfants, le type d'infirmité dont ils souffrent et les causes principales de cette maladie. Ce qui avait été, à l'origine, considéré comme un simple problème d'accès à un service de santé s'est révélé progressivement comme un problème lié à un déficit d'information sur la composition d'un groupe vulnérable par rapport au droit à la santé. Le Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS) ainsi que des ONG représentant ces enfants et leurs familles analysent la possibilité d'initier une procédure juridique et d'organiser une campagne pour demander à l'État de diffuser des informations sur le problème, une étape nécessaire sur la voie de la création d'un programme adéquat de prise en charge médicale.

En règle générale, les droits civils et politiques ne sont pas perçus comme nécessitant une ac­tion positive de l’État.  Toutefois,  si l’État se contente de ne pas agir, une considé­rable partie de la population risque d’être privée de la plupart de ses droits civils et politiques.  Le Comité des droits de l’homme, établi en vertu du PIDCP, a reconnu l’obligation po­sitive qui pèse sur les États.  En ce qui concerne le droit à la vie, garanti par l’article 6 du PIDCP, le comité a noté qu’il a sou­vent fait l’objet d’une interprétation trop restrictive. L’arti-cle 6(1) stipule:

Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine.  Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie.

Le Comité des droits de l’homme affirme qu’il n’est pas possible de bien comprendre la notion du « droit inhérent à la vie » lorsqu’elle est in­terprétée de manière restrictive et sa protection requiert que les Etats adoptent des mesures opportunes.  A ce sujet, le comité a observé qu’il serait souhaitable que les États parties prennent toutes les mesures envisa­geables pour réduire la mortalité in­fantile et augmenter l’espérance de vie, notamment en adoptant des me­sures ayant pour finalité d’éliminer la malnutrition et les épidémies.9 Dans le droit fil de cette large interprétation du droit à la vie, le comité a demandé des informations sur les initiatives prises pour réduire la mortalité infantile et maternelle et augmenter l’espérance de vie.10

Pour sa part, la Commission européenne sur les droits de l’homme estime que la première phrase de l’article 2(1) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)11 fait non seulement obligation à l’État de s’abstenir d’ôter intentionnellement la vie, mais encore de prendre les mesures appropriées pour la protéger.12

L’idée a été avancée que « ce texte peut faire l’objet d’une large interprétation afin d’exiger de l’État qu’il prenne des mesures positives pour assurer la fourniture adéquate de services médicaux, la mise à disposition de nourriture et de logements, la création d’un environne­ment professionnel et de bâtiments d’habitation sains ».13  La Commission européenne a pré­cisé, à cet égard, que l’obligation de prendre « des mesures » pour garantir le respect du droit à la vie implique non seulement la création d’un système efficace de prévention de la crimi­nalité (système pénal), mais aussi la création d’un système d’hôpitaux publics et de services de santé, c’est à dire d’un système de services médicaux et sociaux minimums.14

Une large interprétation du droit à la vie fait nécessairement intervenir les droits ESC, no­tamment le droit de jouir de la meilleure santé physique et mentale (art. 12, PIDESC) et le droit à un niveau de vie adéquat, qui intègre l’application de normes pour le logement et l’alimentation (art. 11).

Dans l’affaire Airey,15 la Cour européenne des droits de l’homme s’est penchée sur la ques­tion des obstacles matériels qui entravent l’exercice des libertés garanties par la CEDH, et sur la démarcation, généralement floue, entre les deux catégories traditionnelles de droits.  Mme Johanna Airey n’avait pas été en mesure de trouver un avocat pour la défendre dans la procé­dure de divorce, portée devant la Cour suprême d’Irlande, qui l’opposait à son mari.  En Irlande, en effet, seule la Cour suprême est habilitée à connaître des procédures de divorce, si bien que, du fait du statut élevé de cette juridiction et des procédures mises en oeuvre, les parties doivent nécessairement être assistées par des conseils, spécialistes dont la demande­resse n’avait pas les moyens de rémunérer les services.16 Mme Airey a invoqué, entre autres dispositions, la violation à l’article 6(1) de la CEDH, qui prévoit le droit d’accès effectif aux tribunaux.  Au cœur du litige se trouvent les obligations précises que cette disposition de la convention imposait à l’Irlande, en ce qui concerne le droit d’accès aux tribunaux.

La Cour européenne avait maintenu que si Mme Airey n’avait pas pu trouver un avocat pour  assurer sa défense dans la procédure de divorce, c’est parce qu’elle n’avait pas les moyens de faire face aux frais d’honoraires généralement demandés pour ce genre d’affaire.  Par consé­quent, l’État n’avait pas garanti son droit d’accès effectif à la justice et avait, de ce fait, violé l’article 6(1) de la CEDH.

Définir, pour les droits ESC, des obligations basées sur le principe de non-discrimination

Le principe de la non-discrimination, si essentiel à la législation internationale sur les droits humains, constitue un instrument très utile pour solliciter l’intervention des tribunaux afin d’assurer la mise en œuvre des droits ESC.  L’article 2(2) du PIDESC pose le principe de l’obligation, pour les États, de garantir l’exercice des droits énoncés par le Pacte, sans discri­mination.  Le PIDCP comporte une obligation similaire.

Par ailleurs, l’article 26 du PIDCP reconnaît le droit, pour tout individu, de faire interdire, par l’État et au moyen de la loi, toute discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou autre, l’origine ethnique ou sociale, la situation économique, la naissance ou toute autre situation sociale.  L’obligation, pour l’Etat, d’interdire la discrimination ne fait référence à aucun droit en particulier et, par conséquent, elle s’applique à tous les droits, y compris aux droits ESC.  De même, dans le système inter-américain, l’article 24 de la Convention américaine crée un droit distinct à l’égalité et à la protection contre la discrimination.

Dans l’affaire Zwaan-de Vries contre les Pays-Bas, le Comité des droits de l’homme estime que l’article 26 du PIDCP pourrait servir de moyen pour garantir la justiciabilité des droits ESC.  Dans le cas d’espèce, le comité estime que si l’article 26 rend nécessaire l’adoption d’une législation qui interdit la discrimination, il reste muet sur les questions que la loi doit prendre en charge.  Ainsi, il n’exige pas, par exemple, d’un Etat qu’il promulgue une loi por­tant création de la sécurité sociale.  Toutefois, lorsque ce genre de législation est adopté dans le cadre de l’exercice du pouvoir souverain d’un Etat, il faut alors qu’elle soit conforme à l’article 26 du Pacte.17

Définir, en matière de droits ESC, des obligations basées sur l’indivisibilité des droits

Les droits ESC ne doivent pas être remis en cause au cours du processus visant à assurer le respect des obligations qui émanent des traités sur les droits politiques et civils.  Ce principe a été établi dans l’affaire James et consorts contre le Royaume-Uni,18 jugée par la Cour européenne des droits de l’homme, en 1986.  Dans le cas d’espèce, le demandeur avait acquis un important complexe immobilier comprenant quelque 2.000 maisons et l’avait converti en l’un des plus beaux quartiers résidentiels de Londres.   La loi de 1967 autorisait les locataires qui occupaient ces maisons avant l’aménagement de ce patrimoine immobilier à s’en porter acquéreurs par une procédure de vente forcée, selon certaines conditions et à un prix donné que le vendeur ne pouvait refuser.  Le promoteur avait alors contesté la loi auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant, entre autres, une violation de l’article 1 du Protocole N° 1.  Cette disposition garantit le droit à la propriété et autorise les États à ne réglementer la gestion des biens immobiliers que dans l’intérêt général.  La Cour européenne a tranché en estimant que:

L’objectif de la Loi de 1967, tel que stipulé que dans le Livre blanc de 1966, était de remédier à l’injustice dont les locataires occupants étaient réputés être les victimes du fait du système des baux à long terme.  Cette loi avait été promulguée pour réformer la loi existante, considérée comme « préjudiciable aux locataires » et pour donner effet à un concept qualifié de « droit moral » des locataires occupants d’acheter leur logement.  La suppression des situations considérées comme des injustices sociales constitue un exemple des fonctions qu’un parlement démocratique peut assumer.  Plus précisément, les sociétés modernes considèrent que le logement de leurs populations est une priorité sociale dont la réglementation ne peut relever exclusivement du jeu des forces du marché.  La marge d’appréciation est suffisamment importante pour permettre la promulgation d’une législation visant à assurer une meilleure justice sociale dans le domaine des logements, même lorsque cette législation s’immisce dans les relations contractuelles conclues entre des privés et ne confère aucun bénéfice direct à l’État ou à la communauté dans son ensemble.  Par conséquent, l’objectif poursuivi par la réforme de la législation sur les baux est, dans son principe, légitime.

Recours au concept de la non-régression dans la jouissance des droits ESC

La notion de mise en oeuvre progressive préconisée à l’article 2 du PIDESC semble impliquer, premièrement, que les droits ESC ne peuvent être mis en œuvre que progressivement et, deuxièmement, que l’application progressive des droits doit impliquer l’amélioration du niveau de mise en œuvre de chaque droit.  (Voir le module 9 pour un examen plus approfondi de cette question.) Il est possible d’inférer de l’obligation, pour l’État, d’exécuter progressivement les droits d’ESC, que l’on peut identifier des obligations spécifiques susceptibles, en cas de manquement, de faire l’objet d’un examen judiciaire.  A ce sujet, l’État a pour obligation minimale de veiller au respect du principe de la non-régression dans le cadre de la jouissance des droits—en d’autres termes, interdiction d’adopter des politiques, mesures et lois qui portent préjudice aux droits ESC dont jouit présentement la population.19

En ce qui concerne le principe de la non-régression, le CDESC déclare; « En outre, toute mesure délibérément régressive dans ce domaine doit être examinée avec la plus grande attention et être pleinement justifiée au regard de tous les droits prévus par le Pacte et dans le contexte d’une exploitation optimum des ressources disponibles ».20

La législation argentine et le principe de la non-régression

Les arguments conceptuels et juridiques suivants servent de fondement à la législation argentine pour l'examen des requêtes introduites afin de faire appliquer l'obligation de la non-régression.

  • Le principe du caractère raisonnable de la réglementation des droits est consacré par l'article 28 de la Constitution nationale. Cet article stipule que " les principes, garanties et droits reconnus dans les articles précédents ne peuvent pas être modifiés au moyen de lois ". Il a pour objectif de contrôler le fonds ou le contenu de la régulation des lois. Par conséquent, conformément à la conception traditionnelle du caractère raisonnable, les pouvoirs législatif et exécutif sont tenus responsables selon des critères rationnels. Par exemple, l'essence du droit ne doit pas être modifiée par leurs actes.
  • L'obligation de non-régression est semblable au principe du caractère raisonnable. Aucune réglementation proposée par le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif ne peut restreindre ou empêcher la jouissance d'un droit. Par conséquent, parmi les options disponibles, il est en principe interdit aux pouvoirs politiques d'adopter des réglementations déraisonnables. Par ailleurs, ils ne peuvent adopter de réglementations qui impliquent un recul en matière de jouissance des droits ESC en vigueur. L'interdiction de la régression est une nouvelle catégorie du concept du caractère raisonnable de la loi que les tribunaux doivent analyser.

Le principe de la non-régression est l’une des obligations manifestement exécutoires au plan judiciaire.  Il constitue un outil précieux pour le renforcement de la justiciabilité des droits ESC.21 

Droit à la protection judiciaire et garantie du respect de la légalité pour protéger les droits ESC

Le droit à la protection judiciaire est l’un des droits essentiels garantis par les traités sur les droits humains et qui pourrait servir d’instrument efficace pour garantir la justiciabilité des droits ESC.  Il ne fait aucun doute que la disposition relative au respect de la légalité pourrait, sans aucun doute, constituer un moyen supplémentaire de protection de ces droits.  Il convient de noter que, dans le système interaméricain, les catégories de droits protégées par la disposition relative au respect de la légalité sont énoncées à l’article 8 de la Convention américaine, qui stipule que la garantie du respect de la légalité est applicable dans toutes les procédures initiées pour « la détermination des droits et obligations de nature civile, professionnelle, fiscale ou autre (d’un individu) ».

Dans les instruments européen, américain et africain, l’on relève l’existence de trois volets majeurs en ce qui concerne les garanties qui touchent au respect de la légalité:

1.      Un contrôle juridictionnel satisfaisant des décisions administratives

2.      Un délai raisonnable

3.      L’égalité des moyens (garanties procédurales égales)

1.   Contrôle juridictionnel satisfaisant des décisions administratives

Bon nombre des décisions qui influent sur les droits et obligations des individus sont prises par l’exécutif ou ses organes.  Dans son Observation générale 9, le CDESC mentionne; « Il serait, dans l’ensemble, souhaitable que les procédures administratives de cette nature soient susceptibles de faire l’objet d’un recours judiciaire ultime ».  Conformément aux garanties qu’il offre en ce qui concerne le droit d’accès à la justice et à la garantie du respect de la lé­galité, l’article 6 de la Convention européenne requiert que l’Etat garantisse le droit de faire appel d’une décision administrative devant une juridiction qui offre les garanties prévues par l’article 6(1).  Il en est de même pour la Convention américaine, la Charte africaine et le PIDCP.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exige que les États parties ga­rantissent le droit de faire appel des décisions administratives devant un tribunal qui offre les garanties prévues par l’article 6 de la CEDH.  En ce qui concerne la portée du contrôle juri­dictionnel qui relève du tribunal, les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme indiquent toutes que les juridictions chargées d’examiner une décision administrative doivent jouir d’une large compétence (sur la loi et les faits).  Il s’ensuit que l’individu a la possibilité de faire examiner le fonds de sa requête par un juge, dans le respect des garanties d’indépendance et d’impartialité appropriées.

L’affaire Obermeier contre État autrichien, également jugée par la Cour européenne, est intéressante en ce sens que c’est le droit au travail qui était invoqué dans ce cas d’espèce.  Le demandeur, qui travaillait pour un démembrement de l’administration, avait été licencié suite à une décision motivée par des raisons « socialement justifiées ».  Quoiqu’il fut possible de faire appel de cette décision devant le Tribunal administratif autrichien, la Cour européenne a jugé que ce recours restreint était constitutif d’une violation de l’article 6 de la CEDH.22

2.   Délai raisonnable

La garantie d’un délai raisonnable est un autre aspect du principe du respect de la légalité re­connu par tous les traités internationaux sur les droits humains.

Dans le système européen, le caractère raisonnable de la durée des procédures pénales ou au­tres dépend des circonstances particulières de chaque affaire.  Aucune limite absolue n’a été fixée en la matière.  A ce niveau, les facteurs pris en considération sont; la complexité de l’affaire, la conduite du demandeur ainsi que celle des autorités administratives et judiciaires compétentes.  Aucun de ces facteurs n’est déterminant, il convient de les examiner chacun séparément, puis d’en évaluer l’effet cumulatif.23

Dans l’affaire Deumeland,24 le demandeur, en sa qualité d’ayant droit légal, poursuivait une procédure qui avait été initiée par sa mère dans le but de recevoir une pension complémen­taire de veuvage, son mari ayant été tué des suites d’un accident du travail.  Au bout de onze ans et après être passé devant plusieurs juridictions, il avait vu sa demande rejetée.  L’affaire fut alors portée devant la Commission européenne des droits de l’homme, la requête étant assortie d’une plainte contre l’État allemand pour violation de l’article 6(1).  Le demandeur faisait valoir que son affaire n’avait pas été tranchée dans un délai raisonnable.  

La Commission européenne a jugé que l’article 6(1) s’appliquait à cette affaire.  La seconde étape a ensuite consisté à déterminer si le principe du respect de la légalité avait été violé, compte tenu de la longueur de la procédure.  Après examen de tout le processus de l’affaire en appel, la Cour européenne a jugé que:

Quelle qu’ait pu être le montant de la pension demandée, un tel délai est anormal, compte tenu des circonstances, en particulier au regard de la diligence toute particu­lière dont il convient de faire montre dans les affaires touchant à la sécurité sociale des individus.  Il est vrai que la période en question se répartit en six phases distinc­tes, qui correspondent à six séries de procédures et que M. Deumeland est le principal responsable des lenteurs de la procédure.  Néanmoins, certains des retards sont attri­buables aux tribunaux compétents.  D’un point de vue général et cumulatif, l’affaire du demandeur n’a pas été entendue dans un délai raisonnable, comme stipulé à l’article 6(1).  Par conséquent, il convient de reconnaître l’existence d’une infraction dans le cas d’espèce.25

Ainsi, outre qu’elle a pris en considération les facteurs susvisés (la complexité de l’affaire et la conduite du demandeur), la Cour européenne a également introduit un élément supplémen­taire; l’objet de l’affaire.  Elle a, en effet, tenu compte de « l’importance des enjeux pour le demandeur ».  Une diligence particulière est exigée dans le traitement des affaires qui tou­chent à la situation professionnelle,26 à l’état civil,27 à la santé mentale28 et au droit à la pro­priétée29 d’un demandeur.  Une diligence particulière est également exigée lorsque le retard rend inutile la poursuite de la procédure, par exemple lorsque que le demandeur risque de dé­céder.  En ce qui concerne cette dernière possibilité, dans l’affaire X contre l’Etat français, une « diligence exceptionnelle » était requise dans le cadre d’une poursuite civile initiée contre l’État par un hémophile, qui faisait valoir qu’une transfusion sanguine effectuée dans des conditions de négligence avait causé sa contamination par le VIH, le demandeur risquant de décéder.30

Il ne fait aucun doute que la prise en considération du caractère raisonnable du temps pris pour vider une affaire peut avoir un impact positif lorsque des droits économiques et sociaux sont en jeu (sécurité sociale, droits du travail, droit à la santé).

Le recours aux normes internationales comme outils d'interprétation
Affaires jugées en Inde

Dans une affaire relative aux droits des femmes travailleuses à la protection contre le harcèlement sexuel dans le milieu professionnel, la Cour suprême indienne avait convenu que, en l'absence de lois nationales garantissant le droit à la protection contre cette forme de harcèlement, elle tiendrait compte des normes internationales pour donner des directives afin de veiller au respect de l'égalité des genres, égalité qui intègre la protection contre le harcèlement sexuel.

La cour s'était fondée sur des articles spécifiques de la CEDAW et sur l'engagement souscrit par le gouvernement indien au cours de la Quatrième conférence mondiale sur les femmes à Pékin. Elle avait affirmé qu'elle n'avait " aucune hésitation à se fonder sur ces articles aux fins d'interpréter la nature et la partie contestée de la garantie de l'égalité des genres dans notre Constitution ". A son avis, il convenait d'interpréter les dispositions de la Constitution sur les droits fondamentaux en élargissant leur portée afin d'y inclure les dispositions des conventions internationales pour promouvoir la garantie constitutionnelle. Il est intéressant de constater que la cour considéra cette démarche comme relevant de l'obligation, qui lui incombe, de faire respecter les garanties constitutionnelles et de l'obligation du pouvoir exécutif de les protéger.34

Dans une autre affaire, la Cour suprême a eu recours à la CEDAW pour interpréter l'application de la Loi sur les indemnités de maternité. Selon la haute Cour, cette loi ne s'appliquait pas aux travailleuses occasionnelles employées par la Municipal Corporation of Delhi (MCD). Annulant le jugement de cette juridiction, la Cour suprême avait statué que les principes contenus dans la CEDAW " devaient être sous-entendus dans le contrat de service entre la MCD et les femmes employées (travailleuses occasionnelles) et, par conséquent, ces employées avaient immédiatement droit à toutes les prestations accordées par la Loi sur les Indemnités de maternité ". Elle avait jugé que " le refus des prestations accordées par la Loi sous forme d'indemnités de maternité aux travailleuses occasionnelles ou journalières ne trous aucune justification ".35

La CEDH impose également l’obligation, pour les États parties, « d’organiser leurs systèmes juridiques afin de permettre aux tribunaux de respecter les dispositions de l’article 6(1) ».31  Il s’ensuit, par conséquent, qu’un État peut être tenu responsable non seulement des retards enregistrés dans l’examen d’une affaire particulière dans le cadre d’un système d’administration de la justice généralement diligent, mais aussi du défaut de mise à disposi­tion des ressources supplémentaires nécessaires au traitement des affaires en suspens ainsi que des insuffisances structurelles de son système judiciaire à l’origine de ces retards.32

3.   Egalité des moyens (garanties procédurales égales)

Le dernier aspect du principe du respect de la légalité est celui de « l’égalité des moyens », qui influe nécessairement sur la décision finale d’un procès et, par conséquent, sur la protec­tion des droits ESC reconnus.


Dans le système européen, la commis­sion a défendu ce principe dans les af­faires pénales et autres, en notant que « tout individu partie à ces procédures doit bénéficier d’une op­portunité rai­sonnable de présenter son affaire de­vant le tribunal, dans des conditions qui ne le placent pas en position d’infériorité manifeste vis-à-vis de son adversaire ».33

Recours des tribunaux à la jurisprudence
Affaire du travail forcé

En Inde, au Pakistan et au Népal, les groupes concernés par la question du travail forcé pour dettes ont effectivement saisi les tribunaux pour combattre cet abus et les tribunaux ont tenu compte de leurs jugements respectifs.

Une décision initiale de la Cour suprême indienne, prise dans une affaire concernant un cas de travail forcé avait été invoquée par des groupes de travailleurs employés au Pakistan, au Népal et au Bangladesh pour combattre cet abus. La Cour suprême avait soutenu que l'article 21, qui traite du " droit à la vie ", l'un des droits fondamentaux garantis par la Constitution indienne, prévoit le droit de vivre dans " le respect de la dignité humaine et à l'abri de l'exploitation ".36

Invoquant la jurisprudence de cette affaire jugée en Inde, les groupes des droits humains pakistanais ont fait appel aux pouvoirs que la Constitution reconnaît à leurs juridictions supérieures pour dénoncer le problème du travail forcé pour dettes. En 1998, un arrêt historique de la Cour suprême du Pakistan avait interdit cette forme de travail. Par la suite, le gouvernement avait fait promulguer une loi pour abolir cette pratique.

Au Népal, l'Informal Sector Service Centre, un groupe des droits humains, avait lancé une campagne visant à éliminer le travail forcé pour dettes dans ce pays. En 1992, il avait publié un rapport détaillé sur cette pratique au Népal et, se fondant sur les conclusions de ce rapport, le Centre avait demandé à la Cour suprême du pays d'ordonner au gouvernement de faire promulguer une loi abolissant cette pratique. La Cour avait accédé à la requête et, en 1993, le gouvernement avait fait adopter une loi portant abolition du travail forcé pour dettes. Sur la foi d'un rapport faisant le point sur l'application de la loi, le Centre avait, de nouveau, saisi la Cour suprême en 1998, cette fois-ci pour veiller à ce que le gouvernement mette effectivement en oeuvre cette loi.

Interprétation des garanties constitu­tionnelles et juridiques nationales au moyen des normes internationales

Parfois, la portée des garanties consti­tutionnelles et des législations inter­nes n’est pas claire­ment établie et, par conséquent, elles ne peuvent à elles-seules offrir une protection adéquate contre les violations des droits ESC.  Il est possible, dans ce cas, d’élargir la protection, au niveau interne, de ces droits en inter­prétant les garanties constitutionnelles au moyen de nor­mes internationales plus développées.

Parfois, la portée des garanties consti­tutionnelles et des législations inter­nes n’est pas claire­ment établie et, par conséquent, elles ne peuvent à elles-seules offrir une protection adéquate contre les violations des droits ESC.  Il est possible, dans ce cas, d’élargir la protection, au niveau interne, de ces droits en interprétant les garanties constitutionnelles au moyen de nor­mes internationales plus développées.

Recours à la jurisprudence des tribu­naux d’autres pays

Les tribunaux d’un pays peuvent se référer aux décisions prises par les ju­ridictions d’autres pays lorsqu’ils sont appelés à statuer sur une affaire qui soulève des questions inédites.  Natu­rellement, cela est encore plus valable lorsque les pays sont soumis à des systèmes ou des structures juridiques similaires et lorsque leurs liens historiques ou géographiques favorisent ces références.  Bon nombre de tribunaux du Commonwealth, par exemple, citent abondam­ment les évolutions de leurs jurisprudences respectives.  Les évolutions de la jurisprudence et de la pratique de la Cour suprême indienne et, plus récemment, de la Cour constitutionnelle sud-africaine, ont, à cet égard, une influence particulière.  En oeuvrant en faveur d’une plus large reconnaissance du principe de la justiciabilité des droits ESC, les groupes doivent éga­lement veiller à se tenir informés des décisions des tribunaux d’autres pays susceptibles de constituer des références jurisprudentielles pour leurs propres tribunaux.

Au-delà des recours

Les recours en justice ne constituent qu’une stratégie pour assurer l’application, au plan in­terne, du droit international sur les droits humains.  Il importe que les avocats chargés de re­présenter les intérêts des groupes défavorisés évaluent les risques et avantages liés à la pour­suite de la procédure.  En tout état de cause, l’action en justice doit faire partie du processus de sensibilisation et de mobilisation, elle ne doit pas constituer une fin en elle-même.

Les militants qui luttent pour la promotion des droits ESC doivent également prendre en considération les problèmes qui entravent l’accès des pauvres et des démunis à la loi et au système juridique.  Pour les pauvres, la loi apparaît souvent comme un outil d’oppression.  Elle est traditionnellement une source d’influence au service des riches et des puissants, qui maintiennent généralement les pauvres dans une relation de dépendance en abusant du pro­cessus judiciaire.  Cependant, dans de nombreuses parties du monde, les groupes réussissent à utiliser la loi pour défendre les pauvres contre ces abus et pour veiller à ce que les démunis et les défavorisés jouissent de leurs droits.  Pour que la loi puisse servir de ressource, il faut que les pauvres et les défavorisés se mobilisent, qu’ils regroupent leurs exigences, acquièrent des connaissances sur les lois et procédures pertinents, développent leurs aptitudes à expri­mer leurs préoccupations dans les forums locaux, nationaux, régionaux et internationaux.  

Recours des défavorisés à la loi 37
Expérience de la SEWA, Inde

L'Association des femmes travailleuses indépendantes (SEWA) est un syndicat qui regroupe des femmes travailleuses indépendantes. La SEWA reconnaît que tout en organisant les femmes pour qu'elles se regroupent en syndicats et coopératives, il importe que chaque membre ait des connaissances de base sur la finalité de la loi, la manière dont la législation est formulée, les individus qui en bénéficient et pourquoi, ainsi que sur les moyens d'accès à la propriété foncière. Organisateurs et membres s'informent sur de nombreux aspects pratiques du système juridique. Les actions judiciaires introduites par la SEWA ont pour but essentiel de protéger les droits des femmes démunies qui travaillent à leur compte. Les actions en justice se limitaient initialement aux affaires relevant du droit du travail. Toutefois, la prise de conscience plus aiguë du fait que les actions en justice peuvent promouvoir les intérêts des coopératives et régler d'autres questions connexes concernant les femmes a amené la SEWA à saisir plus souvent les tribunaux. Les actions en justice ont favorisé la formation et la recherche juridiques et, partant, une plus grande diffusion des connaissances juridiques. Ces connaissances ont ensuite été utilisées pour sensibiliser le gouvernement et exercer des pressions sur le système juridique afin de l'amener à formuler et à appliquer des politiques et une législation pour les travailleuses du secteur informel.

La SEWA perçoit la culture juridique comme un processus continu de lutte, que cette lutte ait lieu au sein d'un syndicat, d'une coopérative ou d'un groupe de femmes rassemblées pour résoudre un problème commun. L'apprentissage juridique n'est pas seulement une technique qui sert à diffuser des informations, elle doit aussi conduire à l'action et à l'amélioration de la situation de l'individu. De même, l'action en justice ne doit pas être considérée comme une fin en soi. Elle ne permet peut-être pas de tout obtenir, mais elle peut servir de moyen d'intervention stratégique. Lorsqu'elle est soutenue par une action de la communauté, elle devient alors une arme efficace qui renforce le pouvoir de négociation des travailleurs.

Auteur: L’auteur de ce module est Julieta Rossi.

NOTES


1. . Cour interaméricaine des droits de l’homme, Avis consultatif OC-2/82, « Effet des Réserves émises sur l’entrée en vigueur de la Convention américaine sur des droits de l’homme (art. 74 et 75) », Séries A, No. 2, paragraphe 29.

2. . Martin Abregú, « La aplicacíon del derecho internacional de los derechos humanos por los tribunales locales; Una introducción », dans La aplicacíon de los tratados sobre derechos humanos por los tribunales locales (Cels: Del Puerto, 1997), 5.  Thomas Buergenthal et Douglas Cassell, « The Future of the Inter-American Human Rights System », dans El futuro del sistema interamericano de protección de los derechos humanos (San José, 1998), 5. 

3.  . Abregú, op. cit., 5.

4. . Juan Méndez, « El derecho a la verdad frente a las graves violaciones a los derechos humanos », dans La aplicacíon de los tratados sobre derechos humanos por los tribunales locales, op. cit., 532. 

5. . À cet égard, l’Observation générale 9 du CDESC précise: « . . . plusieurs principes découlent de l’obligation de donner effet au Pacte et doivent, de ce fait, être respectés.  Premièrement, l’État partie doit choisir le moyen d’application susceptible de lui permettre de s’acquitter de ses obligations en vertu du Pacte ». (para. 7)

 6. Cour d’appel (Cámara Nacional) pour la juridiction fédérale administrative-contentieuse, Quatrième chambre, Mariela C. Viceconte contre Ministère de la santé et de l’action sociale, 2 juin 1998.  LA LEY, Suplemento de Derecho Constitucional, 5 novembre 1998, jugement no. 98,096.

7.  Les stratégies élaborées continuent de refléter la caractérisation faite par Victor Abramovich, Estrategias de litigio en derechos económicos, sociales y culturales, ainsi que par Victor Abramovich et Christian Courtis, « Hacia la exigibilidad de los derechos económicos, sociales y culturales; Estándares internacionales y criterios de aplicación ante los tribunales locales », dans La aplicacíon de los tratados sobre derechos humanos por los tribunales locales (Cels: Del Puerto, 1997).

8.  CDESC, Observation générale 1, paragraphes 3 et 4.

9.  CDESC, Observation générale 6.  Voir également l’Observation générale 14 sur le droit à la vie et les armes nucléaires

10.  Voir note 5.

11. L’article 2(1) de la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales stipule que: « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée intentionnellement à quiconque, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ».

12. X contre R.U., No. 7154/75, 14 DR 31 dans 32 (1978).

13. D. J. Harris, M. O’Boyle et C. Warbrick, Law of the European Convention on Human Rights (Londres: Butterworths, 1995), 40.

14. António Conseiçao Tavares contre État français, Requête no. 16593/90, Cour européenne (12 septembre 1991).

15. Affaire Airey du 9 octobre 1979 (publiée par la Cour européenne des droits de l’homme, série A, No. 32).

16. Le caractère complexe de l’administration des preuves dans cette affaire et les pratiques traditionnelles de la Cour suprême irlandaise, ont rendu extrêmement improbable la possibilité, pour la demanderesse, d’aller au bout de sa procédure de divorce sans l’assistance d’un avocat, même si la législation irlandaise n’excluait pas expressément la possibilité de se représenter soi-même. À cette époque, l’Irlande n’avait pas encore de système d’assistance juridique gratuite pour les affaires familiales.

17. Affaire Zwaan-de Vries, Communication 182/1984, para. 12(4).

18. Affaire James et al. contre Royaume-Uni, 21 février 1986 (publications de la Cour européenne des droits de l’homme, Série A, No. 98).

19. Abramovich et Courtis, 335, note 7 ci-dessus.

20. Observation générale 3, para. 9.

21. Abramovich et Courtis, 335, note 7 ci-dessus.

22. Affaire Obermeier contre État autrichien, Série A 179, para. 70 (1990), citée par Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 193.

23. Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 223.

24. Affaire Deumeland, citée dans Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 470-498.

25. Affaire Deumeland, citée dans Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 486.

26. Affaire Buchholz contre État de la RFA, para. 52 (1982) et Obermeier contre État de la RFA, Série A 179, para. 72 (1990).

27. Affaire Bock contre État de la RFA, Série A 150, para. 48 (1989).

28. Ibid.

29. Affaires Poiss contre État autrichien, Série A 117, para. 60 (1987) et Hentrich contre État français, Série A 296-A, para. 61 (1994).

30. Affaire X contre État français, Série A 234-C (1992).

31. Affaire Zimmerman et Steiner contre État helvétique, Série A 66, para. 29 (1990), citée par Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 227.

32. Voir Harris, O’Boyle et Warbrick, op. cit., 227.

33. Affaires Kaufman contre Royaume de Belgique, No. 5362/72, 42 CD 145 (1972) et Bendenoun contre État français, Série A 284, para. 52.

34. Vishaka et al. v. State of Rajasthan, 6 SCC (1997).

35. Affaire rapportée dans The Hindu, 9 mars 2000.

36. Affaire Bandhua Mukti Morcha v. Union of India et al.  Extrait de ICJ Review, no. 36 (juin 1986).

37. Meena Patel, « Paralegals and Labor Organising in India; The Self-Employed Women’s Association », in Legal Literacy; A Tool for Women’s Empowerment, éd. Margaret Schuler et Sakuntala Kadirgamar-Rajasingham (New York: UNIFEM, 1992), 189-208.


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