University of Minnesota


 

Ismail Alan c. Suisse, Communication No. 21/1995, U.N. Doc. CAT/C/16/D/21/1995 (1996).


Présentée par : Ismail Alan [représenté par un conseil]


Au nom de : L'auteur


État partie concerné : Suisse


Date de la communication : 31 janvier 1995


Le Comité contre la torture, institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,


Réuni le 8 mai 1996,


Ayant achevé l'examen de la communication No 21/1995 présentée au Comité contre la torture au nom de M. Ismail Alan en vertu de l'article 22 de la Convention,


Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, par son conseil et par l'État partie,


Adopte les constatations suivantes :

 

 

Constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22
de la Convention

1. L'auteur de la communication est Ismail Alan, citoyen turc d'origine kurde, né le 1er janvier 1962, résidant actuellement en Suisse. Il affirme être victime d'une violation, par la Suisse, de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il est représenté par un conseil.


Rappel des faits présentés par l'auteur


2.1 Depuis 1978, l'auteur est un sympathisant de KAWA, organisation kurde de tendance marxiste léniniste, illégale. Il a été arrêté pour la première fois en 1981. Il affirme avoir été torturé et questionné sur ses activités au sein de l'organisation. Il a été libéré au bout de neuf jours. En juin 1983, alors qu'il accomplissait son service militaire, il a été de nouveau arrêté. Il affirme avoir été brutalement torturé pendant 36 jours par électrochocs.


2.2 Le 30 avril 1984, l'auteur a été condamné à huit ans et quatre mois d'emprisonnement et à deux ans et 10 jours d'exil intérieur pour avoir été un membre actif de l'organisation KAWA. Ce jugement a été cassé, le 17 octobre 1984, par la Cour de cassation, qui a ordonné l'ouverture d'un nouveau procès. Le 5 novembre 1984, le tribunal militaire d'Elazig a condamné l'auteur à deux ans et demi de prison et à 10 mois d'exil intérieur à Izmir pour avoir aidé des militants de l'organisation KAWA. Pendant son exil intérieur à Izmir, l'auteur devait se présenter à la police tous les jours. Il a finalement trouvé un emploi et acheté une maison à Izmir.


2.3 L'auteur affirme qu'il a été arrêté à plusieurs reprises, en 1988 et 1989, et maintenu en détention pendant de courtes périodes, six jours au maximum, en raison de ses activités politiques (distribution de tracts). Au cours de certaines de ces périodes de détention, on l'aurait soumis à des pressions pour qu'il dénonce ses amis. Il prétend aussi avoir été torturé, sans donner plus de précisions. Dans ces circonstances, il avait jugé préférable de quitter Izmir et de retourner dans la province de Tunceli d'où il était originaire, mais lors d'une visite dans cette région, en juillet 1990, il avait constaté que la répression y était encore plus dure. Il avait parlé de la situation à Tunceli à un membre du Parlement qu'il avait rencontré par hasard lors de ce voyage. Par la suite, celui-ci, après avoir mené sa propre enquête, avait soulevé la question au Parlement. Selon l'auteur, les militaires avaient alors commencé à le rechercher. Au début de septembre 1990, alors qu'il se trouvait chez son frère à Brousse, la police avait perquisitionné à son domicile, confisqué deux livres et questionné sa femme pour savoir où il était. L'auteur avait alors décidé de quitter son pays et d'aller demander l'asile en Suisse. Il a quitté la Turquie avec une fausse carte d'identité, le 20 septembre 1990.


2.4 Le conseil de l'auteur joint une copie d'un rapport médical daté du 25 janvier 1995, qui conclut que l'auteur souffre d'un état réactionnel aigu à une situation très éprouvante. Certaines des cicatrices qu'il porte sur la partie gauche du corps peuvent avoir été causées par les tortures auxquelles il aurait été soumis durant son emprisonnement en 1983-1984.


2.5 L'auteur dit qu'après son départ, sa femme a été soumise à de telles pressions par la police qu'elle a dû quitter Izmir pour aller vivre dans sa famille à Brousse. En juillet 1992, le frère de l'auteur aurait été arrêté, détenu pendant 10 jours et maltraité.


2.6 Le 1er octobre 1990, l'auteur a déposé une demande d'asile en Suisse. Le 5 novembre 1990, il a été entendu par les autorités cantonales et, le 10 août 1992, par l'Office fédéral des réfugiés. Le 17 décembre 1992, l'Office l'a informé qu'il s'était adressé à l'ambassade de Suisse à Ankara pour vérifier certaines des allégations formulées par lui et que, d'après la réponse de l'ambassade, le membre du Parlement, que l'auteur affirmait avoir rencontré, ne se souvenait pas de lui, que l'auteur n'était pas interdit de passeport et qu'un avocat l'avait représenté dans le cadre d'une procédure judiciaire civile après son départ en 1990.


2.7 Le 8 janvier 1993, le conseil de l'auteur a rencontré l'épouse de celui-ci à Istanbul. Elle a déclaré que sa maison était placée sous la surveillance constante de la police et qu'elle s'était adressée à un avocat parce qu'elle se sentait menacée. Elle avait ensuite déménagé à Brousse sans y élire officiellement domicile afin de ne plus être inquiétée. Les autorités suisses ont été informées du contenu de cette conversation. Le 5 juillet 1993, le conseil a transmis à l'Office fédéral des réfugiés une copie d'une lettre de l'avocat en Turquie, dans laquelle celui-ci déclarait que l'ambassade avait mal compris ce qu'il avait dit et qu'il était chargé de représenter non pas l'auteur mais seulement son épouse.


2.8 Le 12 juillet 1993, l'auteur a été informé que l'Office avait rejeté sa demande d'asile le 1er juillet 1993. L'Office avait estimé que les détentions antérieures de l'auteur étaient trop éloignées dans le temps pour constituer une raison valable d'avoir peur d'être persécuté. Cette décision était également fondée sur le fait que des contradictions avaient été relevées dans les déclarations de l'auteur concernant ses arrestations dans les années qui avaient précédé son départ de la Turquie ainsi que l'importance de son engagement politique.


2.9 Le 7 septembre 1993, l'auteur a recouru contre la décision de l'Office fédéral des réfugiés devant la Commission suisse de recours en matière d'asile. Le 8 février 1994, l'Office a de nouveau demandé à l'ambassade d'Istanbul de lui fournir des renseignements supplémentaires. Sur la base de ces renseignements, l'Office a estimé que l'auteur n'était pas fiché en Turquie, qu'il n'était pas connu de la police et qu'il pouvait changer librement de lieu de domicile. Il a jugé peu probable que les premières informations fournies par l'avocat turc à l'ambassade aient été le résultat d'un malentendu.


2.10 Le conseil de l'auteur a contesté ces conclusions dans un mémoire daté du 25 mai 1994, et a transmis copie d'une lettre en date du 4 mai 1994 émanant du membre du Parlement, qui confirmait avoir rencontré l'auteur pendant l'été de 1990. Le 18 octobre 1994, l'auteur a informé l'Office fédéral des réfugiés d'une part de la destruction de son village natal dans la province de Tunceli, à la suite de troubles politiques, et d'autre part de l'arrestation de son frère.


2.11 Le 27 octobre 1994, la Commission de recours a rejeté le recours de l'auteur; ordre a donc été donné à celui-ci de quitter la Suisse avant le 15 février 1995. La Commission a estimé que l'emprisonnement de l'auteur et par la suite son exil intérieur étaient des faits crédibles mais qu'il n'en était pas de même de ses activités politiques et de ses arrestations plus récentes. À son avis, si l'auteur craignait d'avoir des problèmes avec la police locale d'Izmir, il pouvait aller dans une autre région du pays.


2.12 En ce qui concerne l'argument de l'auteur selon lequel il risquait d'être maltraité et torturé en cas de retour dans son pays, la Commission de recours a estimé que, compte tenu de la situation générale en Turquie et des antécédents et des origines kurdes de l'auteur, rien ne permettait de croire qu'il courrait personnellement un risque particulier et concret en cas de retour dans son pays. Elle a considéré que, puisque de nombreux Kurdes vivaient pacifiquement dans le centre et l'ouest de la Turquie, il n'y avait aucune raison que l'auteur ne puisse pas rentrer dans son pays.


Teneur de la plainte


3.1 Le conseil de l'auteur soutient que la Turquie fait partie des pays où la torture est systématiquement pratiquée et les droits de l'homme systématiquement violés. Il renvoie à cet égard au rapport du Comité de novembre 1993 et aux rapports d'Amnesty International. Depuis la publication de ce rapport du Comité, la situation ne s'est pas améliorée et plusieurs détenus sont morts sous la torture. D'autres ont disparu ou ont été victimes d'exécutions arbitraires. Selon le conseil, un grand nombre d'entre eux avaient soutenu dans le passé la cause kurde.


3.2 En ce qui concerne la situation personnelle de l'auteur, le conseil soutient que, du fait que celui-ci est Kurde, qu'il est originaire de Tunceli, c'est-à-dire d'une province où le PKK est très présent et où la répression est sévère, qu'il est et continue d'être un sympathisant de l'organisation illégale KAWA, qu'il a des antécédents judiciaires en Turquie pour avoir commis des délits politiques, qu'il a déjà été torturé dans son pays et qu'il a été soumis à des pressions afin qu'il accepte de devenir un informateur, il réunit plusieurs des caractéristiques des groupes particulièrement visés par la répression turque. S'il traverse la frontière, il sera certainement arrêté puisqu'il n'est pas en possession d'un passeport ou d'une carte d'identité valide.


3.3 Il est dit en outre que les villes de Turquie tiennent des registres de tous les Kurdes qui s'établissent sur leur territoire, afin de faciliter les enquêtes sur les activités politiques de ces derniers, et que des rafles ont régulièrement lieu dans les quartiers habités par des Kurdes. L'auteur court donc un risque réel d'être arrêté et par conséquent torturé.


Observations de l'État partie


4. Le 10 février 1995, le Comité, par l'intermédiaire de son Rapporteur spécial, transmet la communication à l'État partie pour que celui-ci lui fasse part de ses observations et il le prie de ne pas expulser l'auteur tant que sa communication sera examinée par le Comité.


5. Par une lettre du 3 avril 1995, l'État partie informe le Comité qu'il ne conteste pas la recevabilité de la communication.


6.1 Par une lettre du 10 août 1995, l'État partie informe le Comité qu'il a reporté l'expulsion de l'auteur compte tenu de la demande du Comité.


6.2 L'État partie rappelle que la demande d'asile de l'auteur a été rejetée par l'Office fédéral des réfugiés le 1er juillet 1993, et que son recours a été rejeté par la Commission suisse de recours en matière d'asile le 27 octobre 1994. Ces décisions sont basées sur les contradictions relevées dans les déclarations de l'auteur (concernant le nombre d'arrestations, ses activités politiques et sa rencontre avec un membre du Parlement) et sur l'inexistence, contrairement à ses affirmations, d'une fiche en Turquie le concernant, sur l'inexistence d'actes de persécution récents qui auraient pu justifier son départ de Turquie, sur le fait qu'il était improbable que celui-ci soit personnellement menacé de torture, et qu'il lui était possible de s'installer dans une partie de la Turquie dans laquelle sa sécurité ne serait pas compromise. L'État partie souligne que ses autorités ont examiné avec sérieux les allégations de l'auteur et que, en cas de doute, elles ont contacté l'ambassade de Suisse à Ankara. Les informations ainsi recueillies ont été transmises à l'auteur pour qu'il les commente, et il a eu accès à l'ensemble de son dossier en la possession des autorités suisses. Son droit à être entendu a ainsi été pleinement respecté et les faits ont été établis d'une manière aussi détaillée que possible.


6.3 L'État partie explique qu'en l'occurrence, l'auteur s'est contredit de nombreuses fois. Par exemple, à sa première audition, il a prétendu avoir été arrêté quatre ou six fois depuis 1988, et avoir été détenu chaque fois trois ou quatre jours. Devant les autorités cantonales, il a déclaré avoir été arrêté quatre fois et avoir été détenu entre trois et six jours. En outre, devant l'Office fédéral des réfugiés, il a déclaré avoir été arrêté 15 ou 16 fois.


6.4 De plus, l'auteur a prétendu devant les autorités cantonales avoir été détenu pendant quatre jours, en février 1988, parce qu'il avait demandé un passeport. Cependant, devant l'Office fédéral des réfugiés, il a affirmé avoir été détenu à cette occasion parce qu'il avait été soupçonné d'avoir rétabli des contacts avec l'organisation KAWA. Les renseignements de l'auteur sur ses activités politiques révèlent également des incohérences et l'État partie note que certaines dates importantes associées à son affiliation idéologique présumée ne lui étaient pas familières.


6.5 L'État partie fait également mention d'incohérences dans la manière dont l'auteur parle de sa rencontre présumée avec le parlementaire, et signale les déclarations contradictoires faites par l'avocat de l'auteur en Turquie, qui a d'abord dit avoir représenté l'auteur dans une procédure judiciaire après son départ et, par la suite, est revenu sur cette déclaration. Selon l'État partie, il est vraisemblable que l'avocat a fait sa seconde déclaration pour rendre service à l'auteur.


7.1 L'État partie note les raisons qu'a l'auteur de craindre d'être arrêté et torturé à son retour en Turquie, mais fait observer que selon des informations recueillies par l'ambassade de Suisse à Ankara, aucune fiche de données n'a été établie à son sujet, la police ne le recherche plus et il n'est pas interdit de passeport. Dans ces circonstances, l'État partie est d'avis qu'il peut raisonnablement demander à l'auteur de s'installer dans une autre région de Turquie. Il fait observer qu'en général seuls les individus fichés sont la cible de mesures par les autorités. Bien qu'on ne puisse exclure une action arbitraire de la police, l'État partie est d'avis que le risque est minime si l'on évite les endroits les plus sensibles.


7.2 L'État partie se réfère au texte de l'article 3 de la Convention et fait valoir que l'auteur a invoqué la situation générale des Kurdes en Turquie pour justifier sa crainte d'être torturé, mais qu'il n'a pas démontré qu'il risque personnellement d'être soumis à un traitement qui serait en violation de l'article 3.


7.3 L'État partie se réfère à sa politique générale d'asile concernant les Kurdes de Turquie et déclare que ses autorités examinent régulièrement et soigneusement la situation dans les différentes régions de ce pays. L'État partie reconnaît que, dans certaines zones, la situation de la population kurde est difficile en raison du conflit armé entre les forces de sécurité turques et les mouvements de guérilla. Cependant, il estime que ce conflit est limité à certaines régions et qu'une évaluation globale de toutes les demandes d'asile des Kurdes ne se justifie pas sur cette base. L'État partie maintient que les Kurdes ne sont pas menacés dans toutes les régions de la Turquie et qu'il suffit d'examiner dans chaque cas individuel si le demandeur est personnellement concerné par la situation et pourrait s'établir dans une autre région.


7.4 L'État partie souligne qu'il ne conteste pas la condamnation et les périodes de détention de l'auteur entre 1981 et 1985. Cependant, il estime que ces événements sont trop anciens pour justifier le départ de l'auteur de la Turquie en 1990. De plus, la probabilité que l'auteur a été torturé entre 1981 et 1985 ne permet pas de conclure qu'il y a des motifs sérieux de croire qu'il risque d'être soumis à la torture s'il retourne en Turquie aujourd'hui. Dans ce contexte, l'État partie explique que, dans la pratique suisse en matière d'asile, un lien de causalité doit être établi entre des actes de persécution contre un requérant et sa décision de s'enfuir du pays. Dans le cas de l'auteur, ce lien n'a pas pu être établi.


8.1 Enfin, l'État partie rappelle que la Turquie a ratifié la Convention le 2 août 1988 et a reconnu en vertu de l'article 22 la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications présentées par des particuliers. En conséquence, la Turquie est dans l'obligation de prendre des mesures pour prévenir les actes de torture sur son territoire. En outre, l'État partie note que la Turquie est membre du Conseil de l'Europe, qu'elle a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et reconnu le droit de pétition individuelle ainsi que la juridiction obligatoire de la Cour européenne des droits de l'homme. De plus, la Turquie a ratifié la Convention européenne pour la prévention de la torture et elle est soumise à la surveillance du Comité européen.


8.2 L'État partie renvoie aux constatations du Comité concernant la communication No 13/1993 (Mutombo c. Suisse); dans ses délibérations conduisant à conclure que l'État partie (la Suisse) était tenu de ne pas expulser M. Mutombo vers le Zaïre, le Comité a pris en considération le fait que le Zaïre n'était pas partie à la Convention. L'État partie appelle l'attention du Comité sur les conséquences graves et paradoxales qu'il y aurait à ce que le Comité décide que le retour de l'auteur en Turquie constituerait une violation de l'article 3 de la Convention par la Suisse, étant donné que la Turquie non seulement est partie à la Convention, mais de plus a accepté la compétence du Comité pour examiner des plaintes individuelles.


Commentaires du conseil


9.1 Dans une lettre du 10 novembre 1995, le conseil déclare que, le 6 décembre 1994, l'auteur a écrit une lettre au procureur d'Izmir pour lui demander copie de son dossier. Il n'a pas reçu de réponse, mais en janvier 1995, la police est venue voir les anciens voisins de l'auteur à Izmir et s'est renseignée sur lui. Selon le conseil, cela montre que la police turque recherche toujours l'auteur. Le renseignement donné par l'ambassade de Suisse à Ankara qui a affirmé que l'auteur n'est pas fiché par la police lui paraît donc sujet à caution.


9.2 Le conseil reconnaît que les autorités suisses ont examiné le dossier de l'auteur d'une manière détaillée, mais il estime que cet examen a manqué de profondeur et que les preuves en faveur de l'auteur n'ont pas été suffisamment évaluées. À cet égard, il soutient que l'État partie tient davantage compte des renseignements recueillis par sa propre mission en Turquie que de ceux qui sont fournis par l'auteur. Le conseil ne nie pas qu'il y a des contradictions et des incohérences dans le récit de l'auteur, mais il soutient que les autorités suisses n'ont jamais tenu compte de l'effet de la torture sur la mémoire et la capacité de concentration de l'auteur. Il ajoute que les auditions en elles-mêmes causent une tension considérable qui entraîne des erreurs, et rares sont ceux qui demandent le statut de réfugié et qui ne se contredisent pas au cours de la procédure. De plus, de l'avis du conseil, ces contradictions sont mineures et ne touchent en rien le fond de l'affaire.


9.3 Quant à la rencontre avec un membre du Parlement, le conseil rappelle que ce parlementaire l'a confirmée par lettre et a expliqué que l'appel téléphonique de l'ambassade de Suisse l'avait surpris et interrompu dans son travail.


9.4 Le conseil rejette la suggestion de l'État partie selon laquelle l'avocat en Turquie a écrit sa lettre pour rendre service à l'auteur et fait observer qu'une copie de l'autorisation de représenter l'épouse de l'auteur était jointe. Le conseil affirme que le document écrit présenté par l'auteur devrait avoir plus de poids qu'une information provenant d'une conversation téléphonique, au cours de laquelle il peut y avoir eu des malentendus.


9.5 Le conseil soutient que l'auteur serait en danger s'il retournait en Turquie et nie que celui-ci pourrait se réfugier dans une autre partie du pays. À cet égard, il affirme que la situation continue de se détériorer, que l'auteur a déjà dû s'enfuir d'Izmir et que son épouse, réinstallée à Brousse, a vu à nouveau la situation se détériorer à cet endroit. Le conseil déclare que les personnes fichées ne sont pas les seules qui risquent d'être arrêtées, mais que des groupes importants peuvent également l'être, particulièrement les jeunes gens et les personnes originaires de Tunceli. Selon lui, il n'y a plus d'endroit où l'on soit en sécurité.


9.6 Le conseil ne nie pas que les autorités suisses tiennent dûment compte de la situation en Turquie lorsqu'elles se prononcent sur les demandes de statut de réfugié émanant de Kurdes, comme le montre le fait que, parmi les demandeurs originaires de Turquie, 50 % obtiennent l'asile et 25 % sont autorisés à demeurer en Suisse à titre provisoire. Dans le cas présent, cependant, le conseil affirme que le dossier de l'auteur n'a pas été examiné avec l'objectivité requise.


9.7 Le conseil soutient que, si la Turquie a ratifié la Convention contre la torture, elle n'a jamais vraiment tenté de lutter contre cette pratique, qui demeure courante dans ce pays. Il déclare qu'il y a de plus en plus de disparitions en détention et que pour ainsi dire aucune mesure n'est prise contre les tortionnaires présumés. Il doute, dans ces conditions, que l'on puisse opposer à l'auteur, qui craint d'être soumis à la torture, que son pays a ratifié la Convention. Le conseil soutient que le simple fait qu'un pays a ratifié la Convention ne dégage pas un État partie de l'obligation qui lui incombe, en vertu de l'article 3, de déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire qu'une personne risquerait d'être soumise à la torture dans le pays en question. À cet égard, il soutient que la situation concrète dans un pays, et pas seulement les obligations internationales souscrites par ce dernier, devraient être prises en compte.


Décision concernant la recevabilité et examen de la communication quant au fond


10. Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si cette communication est recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a pas été ou n'est pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Le Comité note que l'État partie n'a pas soulevé d'objections en ce qui concerne la recevabilité de la communication et qu'il a fait parvenir au Comité ses observations quant au fond. Le Comité estime donc qu'il n'existe aucun obstacle à la recevabilité de la communication et procède à son examen quant au fond.


11.1 La question qui se pose au Comité est de savoir si le rapatriement forcé de l'auteur en Turquie violerait l'obligation qui incombe à la Suisse, en vertu de l'article 3 de la Convention, de ne pas refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.


11.2 Conformément au paragraphe 1 de l'article 3, le Comité doit déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que M. Alan risquerait d'être soumis à la torture s'il retournait en Turquie. Pour ce faire, le Comité doit prendre en compte toutes les considérations pertinentes, conformément au paragraphe 2 de l'article 3, notamment l'existence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme. Toutefois, il s'agit de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être soumis à la torture dans le pays dans lequel il retournerait. Il s'ensuit que l'existence, dans un pays, d'un ensemble de violations massives, flagrantes ou systématiques des droits de l'homme ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour conclure qu'une personne risquerait d'être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs précis de penser que l'intéressé serait personnellement en danger. De même, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut être considérée comme courant le risque d'être soumise à la torture dans sa situation particulière.


11.3 Dans le cas en question, le Comité estime que les origines de l'auteur, son affiliation politique présumée, ses antécédents judiciaires — détention et exil intérieur — sont autant d'éléments dont il faut tenir compte pour déterminer s'il risque d'être soumis à la torture à son retour. L'État partie fait état d'incohérences et de contradictions dans le récit de l'auteur, mais le Comité considère qu'on peut rarement attendre des victimes de la torture une exactitude sans faille, que les éventuelles incohérences dans la présentation des faits par l'auteur ne sont pas graves en l'espèce et ne mettent pas en cause, de manière générale, la véracité des allégations de l'auteur.


11.4 Le Comité note l'argument de l'État partie selon lequel l'auteur a invoqué la situation générale des Kurdes en Turquie pour justifier ses craintes mais n'a pas démontré qu'il risquait personnellement d'être soumis à la torture. Le Comité relève aussi que l'État partie affirme que, selon des informations recueillies par l'ambassade de Suisse à Ankara, l'auteur n'est plus recherché par la police et n'est pas interdit de passeport. Toutefois, le conseil de l'auteur affirme qu'aux dires de l'épouse de celui-ci, sa maison à Izmir est surveillée par la police en permanence également depuis son départ et qu'en janvier 1995 la police a interrogé ses anciens voisins à son sujet. Par ailleurs, depuis le départ de l'auteur, son frère a été arrêté à plusieurs reprises et son village natal a été détruit. Quant à l'argument de l'État partie selon lequel l'auteur pourrait trouver ailleurs en Turquie un lieu où il serait en sûreté, le Comité relève que l'auteur a déjà dû quitter sa province natale, qu'Izmir ne s'est pas révélé être un lieu sûr pour lui non plus et que, étant donné qu'il y a des raisons de penser que la police le recherche, il est improbable qu'il existe en Turquie un lieu "sûr" pour lui. Dans ces circonstances, le Comité considère que l'auteur a démontré de façon convaincante qu'il risquait d'être torturé s'il retournait en Turquie.


11.5 Enfin, le Comité note l'argument de l'État partie selon lequel la Turquie a ratifié la Convention contre la torture et, conformément à son article 22, a reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications présentées par des particuliers. Toutefois, le Comité constate à regret que la pratique de la torture reste systématique en Turquie, comme l'attestent les conclusions de l'enquête qu'il a effectuée en application de l'article 20 de la Convention Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-huitième session, Supplément No 48 (A/48/44/Add.1).. Il fait observer que le principal objectif de la Convention est de prévenir la torture et non pas de réparer ce mal une fois qu'il a été fait. À son avis, le fait que la Turquie soit partie à la Convention et ait reconnu la compétence du Comité, en application de l'article 22, ne constitue pas, en l'espèce, une garantie suffisante pour la sécurité de l'auteur.


11.6 Le Comité conclut que l'expulsion ou le retour de l'auteur en Turquie dans les circonstances actuelles constituerait une violation de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.


12. Compte tenu de ce qui précède, le Comité est d'avis que, dans les circonstances actuelles, l'État partie se doit de ne pas renvoyer Ismail Alan en Turquie contre son gré.

 

 

 



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