University of Minnesota



M. A. E. c. Switzerland, Communication No. 278/2005, U.N. Doc. CAT/C/36/D/278/2005/Rev.1 (2006).



GENERALE
CAT/C/36/D/278/2005/Rev.1
26 juin 2006
FRANCAIS
Original: ANGLAIS

Communication No. 278/2005 : Switzerland. 26/06/2006.
CAT/C/36/D/278/2005/Rev.1. (Jurisprudence)

Convention Abbreviation: CAT
Comité contre la Torture
Trente-sixième session

1 - 19 mai 2006

ANNEXE
Décision du Comité contre la Torture en vertu de l'article 22 de la Convention

contre la Torture et Autres Peines ou Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants

- Trente-sixième session -

 

Communication No. 278/2005

 

Présentée par: M. A. E. (représenté par un conseil)
Au nom de: M. A E.

État partie: Suisse

Date de la requête: 1er septembre 2005 (lettre initiale)

 

 

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 8 mai 2006,

Ayant achevé l'examen de la requête no 278/2005, présentée au nom de M. A. E. au Comité contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l'État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision du Comité contre la torture au titre de l'article 22 de la Convention

 

1.1 Le requérant est M. A. E., de nationalité soudanaise, né en 1964, actuellement détenu en Suisse en attente d'expulsion vers le Soudan. Il affirme que son expulsion constituerait une violation de l'article 3 de la Convention contre la torture. Il est représenté par un conseil. La Convention est entrée en vigueur pour la Suisse le 2 mars 1987.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité a porté la requête à l'attention de l'État partie en date du 9 novembre 2005. En application du paragraphe 1 de l'article 108 du règlement intérieur du Comité, l'État partie a été prié de ne pas procéder à l'expulsion du requérant vers le Soudan tant que le Comité serait saisi de la requête. L'État partie a accédé à cette demande.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1 Le requérant est un ressortissant soudanais originaire du Darfour qui appartient à l'ethnie des Bornos. Entre 1986 et 2004, il a fait des études et travaillé dans l'ex-Yougoslavie, son dernier emploi consistant à fournir, par l'intermédiaire du «Kuwait Joint Relief Committee» au Kosovo, pour lequel il a travaillé jusqu'au 1er août 2004, une aide humanitaire et une assistance médicale à des blessés. Le requérant affirme qu'entre mars 2002 et août 2004 il a, à distance, secrètement aidé des réfugiés du Darfour en passant par un comité d'aide aux familles. Depuis 2003, il était membre actif du MJE (Mouvement soudanais pour la justice et l'égalité), groupe rebelle non arabe opposé au Gouvernement et aux milices janjawids.

2.2 Le 20 août 2004, le requérant est retourné au Soudan. Un mois plus tard, il a été arrêté à Khartoum, avec quatre autres personnes, par des membres de l'Agence soudanaise de la sécurité, et accusé d'avoir fourni des armes à des habitants du Darfour. Le requérant affirme que le véritable motif de son arrestation était son appartenance au MJE. Trois jours après son arrestation, il a soudoyé son gardien et a retrouvé sa liberté. Ni dans la requête qu'il a adressée au Comité ni dans les commentaires communiqués ultérieurement, le requérant ne mentionne avoir subi des actes de torture pendant sa détention. Cependant, aux audiences devant l'Office fédéral suisse des réfugiés et dans le dossier soumis à ce dernier, il a déclaré être resté sans eau pendant des heures, dans une pièce dépourvue de lumière pendant les trois jours qu'a duré sa détention, ce qui d'après lui représente des actes de torture.

2.3 Le requérant a quitté le Soudan pour gagner la Suisse en passant par l'Égypte avec un visa touristique. Il a demandé l'asile en Suisse le 1er octobre 2004. L'Office fédéral suisse des réfugiés a rejeté la demande par décision du 1er novembre 2004, au motif que les déclarations du requérant au sujet de ses activités humanitaires en faveur de réfugiés du Darfour et de sa détention n'étaient pas plausibles et contenaient de nombreuses incohérences. L'Office a relevé en particulier que le requérant n'avait pas été capable d'expliquer comment l'assistance était apportée et quel était exactement son rôle et qu'il n'avait pas non plus précisé pendant combien de temps exactement il avait exercé ces activités. L'Office a relevé aussi qu'il était peu probable que le requérant ait pu acheter sa liberté en soudoyant le gardien au bout de trois jours de détention puisqu'il avait déclaré que quand les agents de la sûreté l'avaient arrêté ils lui avaient confisqué son argent et son passeport.

2.4 La Commission d'appel a rejeté le recours déposé par le requérant le 15 avril 2005, pour manque de preuves et de vraisemblance. Le 30 juin 2005, le requérant a déposé une demande de réexamen en faisant valoir que son frère avait été arrêté au Soudan. La Commission d'appel a aussi rejeté cette demande le 8 juillet 2005, considérant que ce nouvel élément ne modifiait pas l'objet de la requête. Une demande de sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion a été rejetée le 3 août 2005, également au motif que les arguments du requérant étaient insuffisamment étayés.

2.5 Dans une lettre du 18 août 2005 adressée à l'Office fédéral des migrations, le requérant a demandé à être expulsé vers un pays tiers, la Syrie, pour pouvoir mieux organiser son retour au Soudan sans attirer l'attention des autorités soudanaises. Le 26 août 2005, l'Office fédéral des migrations a accédé à cette demande et a avisé le requérant qu'après consultation de l'ambassade de Suisse à Damas, une place lui avait été réservée sur le vol du 9 septembre 2005 à destination de Damas. Le requérant a néanmoins refusé de prendre ce vol.

Teneur de la plainte

3 Le requérant affirme que le Mouvement pour la justice et l'égalité, dont il est membre, s'oppose au Gouvernement soudanais et que ses membres sont systématiquement arrêtés par les forces soudanaises de sécurité et parfois torturés pendant leur détention. Il ajoute que la torture et les traitements inhumains et dégradants sont monnaie courante au Soudan, ainsi que le dénonce le rapport sur la situation des droits de l'homme joint à la requête (1) . Le requérant affirme qu'il y a des motifs sérieux de croire qu'il risque d'être soumis à la torture s'il est renvoyé au Soudan, ce qui constituerait une violation de l'article 3 de la Convention. (2)

Observations de l'État partie sur la recevabilité et le fond de la requête

4.1 Dans une lettre datée du 21 octobre 2005, l'État partie ne conteste pas la recevabilité de la requête. En ce qui concerne le fond, l'État partie estime qu'il n'y a aucun motif sérieux de croire que le requérant risque d'être soumis à la torture s'il retourne au Soudan. Il souligne que l'existence d'un ensemble de violations graves des droits de l'homme au Darfour n'est pas suffisante pour conclure que le requérant risque d'être soumis à la torture s'il est renvoyé au Soudan, et qu'il faut montrer qu'il court personnellement un risque réel. Or de l'avis de l'État partie, le requérant n'a pas prouvé qu'il risquait personnellement d'être torturé s'il était expulsé.

4.2 L'État partie note que le requérant a passé les 18 dernières années de sa vie dans l'ex-Yougoslavie et que son domicile au Soudan est celui de sa mère qui vit dans la région de Khartoum. Par conséquent, l'État partie considère que la situation notoire des droits de l'homme au Darfour ne permet pas en soi d'établir que le requérant risque d'être torturé s'il est renvoyé à Khartoum.

4.3 L'État partie relève en outre que, contrairement à ce qu'il a déclaré aux autorités suisses, le requérant n'a pas fait valoir dans sa requête au Comité qu'il avait subi des actes de torture ou des mauvais traitements dans le passé, et qu'il n'a pas apporté d'éléments de preuve, par exemple sous forme de certificats médicaux.

4.4 L'État partie reconnaît que les membres politiquement actifs du MJE risquent d'être arrêtés, voire d'être soumis à la torture. Toutefois, il fait observer que le requérant n'a pas été capable de préciser la nature de ses activités politiques au Soudan ou à l'étranger lorsqu'il a été interrogé à ce sujet par les autorités suisses, lesquelles ont jugé que ses explications sur l'assistance qu'il aurait apportée à des réfugiés du Darfour étaient émaillées d'incohérences. Les autorités ont également estimé que les déclarations du requérant relatives à sa détention et à la façon dont il avait soudoyé le gardien et récupéré son passeport pour finalement réussir à s'enfuir n'étaient pas plausibles. L'État partie affirme que la requête ne contient que des affirmations générales sur la situation du MJE qui n'ont aucun lien direct avec les activités personnelles du requérant. Il remarque en outre que ce dernier n'a mentionné son appartenance au MJE qu'après le rejet de sa demande d'asile par l'Office fédéral suisse des réfugiés.

4.5 L'État partie relève que le requérant a lui-même demandé à être expulsé vers Damas dans une lettre du 18 août 2005 adressée à l'Office fédéral des migrations, et qu'ensuite il a refusé de prendre le vol à destination de Damas sur lequel une place lui avait été réservée.

Commentaires du requérant sur les observations de l'État partie

5.1 Dans une lettre du 12 janvier 2006, le requérant réaffirme que le MJE est un mouvement qui lutte pour le changement politique dans le pays, qu'il suit une stratégie nationale dirigée contre le gouvernement actuel, et que des personnes sont fréquemment arrêtées et soumises à la torture, en toute impunité, au seul motif qu'elles sont soupçonnées d'appartenir à ce mouvement ou d'aider les rebelles.

5.2 Le requérant insiste sur le fait qu'il n'est pas un membre quelconque du MJE mais l'un de ses membres fondateurs et qu'il est connu dans tout le Soudan pour ses activités au sein du mouvement. D'après lui, il est quasiment certain que les forces soudanaises de sécurité le connaissent et qu'il serait torturé s'il retournait au Soudan. Il indique que les chefs rebelles lui ont dans un premier temps conseillé de ne pas parler de ses liens étroits et particuliers avec le mouvement et que, quand enfin il a reçu l'instruction de faire savoir qu'il en était membre, les autorités suisses ont refusé de le croire.

5.3 Le requérant rappelle que le Soudan est un pays connu pour sa situation des droits de l'homme épouvantable, où des violations des droits de l'homme graves, flagrantes et massives sont commises.

Délibérations du Comité

6.1 Avant d'examiner une plainte contenue dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a pas été et n'est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Dans le cas d'espèce, le Comité note aussi que tous les recours internes sont épuisés et que l'État partie n'a pas contesté la recevabilité de la requête. Il estime donc que la requête est recevable et procède à son examen quant au fond.

6.2 Le Comité doit déterminer si, en renvoyant le requérant au Soudan, l'État partie manquerait à l'obligation qui lui est faite, en vertu de l'article 3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'il risque d'être soumis à la torture.

6.3 Pour déterminer s'il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquerait d'être soumis à la torture s'il est renvoyé au Soudan, le Comité doit tenir compte de tous les éléments, y compris l'existence d'un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme. Il s'agit cependant de déterminer si l'intéressé risque personnellement d'être soumis à la torture dans le pays vers lequel il serait renvoyé. Dès lors, l'existence d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme graves, flagrantes ou massives dans un pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que l'individu risque d'être soumis à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l'intéressé court personnellement un risque. À l'inverse, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut pas être considérée comme risquant d'être soumise à la torture dans des circonstances particulières.

6.4 Le Comité rappelle son observation générale sur l'application de l'article 3, selon laquelle l'existence d'un risque de torture «doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable» (A/53/44, annexe IX, par. 6).

6.5 Dans le cas d'espèce, le Comité note que les allégations du requérant qui affirme qu'il risque d'être torturé s'il retourne au Soudan reposent sur le fait que les membres du MJE courent un grand risque d'être placés en détention et torturés, ainsi que sur la situation générale des droits de l'homme au Soudan. Le Comité prend également note des arguments de l'État partie qui fait valoir que le requérant n'a pas précisé la nature de ses activités politiques ni de l'assistance qu'il disait apporter à des réfugiés du Darfour. Sur ce point, le requérant n'a pas expliqué en quoi consistait concrètement son rôle au sein du MJE ni pour quelles raisons son activité l'exposerait particulièrement au danger d'être soumis à la torture s'il était expulsé vers le Soudan. Il a seulement fait valoir son statut de «membre fondateur» du mouvement, dans sa dernière lettre au Comité, sans apporter de justification ou de preuve de ce statut, qu'il n'a d'ailleurs jamais invoqué devant les autorités suisses.

6.6 Le Comité prend également note de l'argument de l'État partie qui objecte que le requérant n'a pas invoqué ni démontré devant le Comité les tortures ou mauvais traitements qu'il aurait pu subir dans le passé ni montré qu'il en avait été victime.

6.7 Étant donné ce qui précède, le Comité estime que le requérant n'a pas démontré qu'il y avait des motifs sérieux de croire que son renvoi au Soudan l'exposerait personnellement à un risque réel et spécifique de torture, conformément à l'article 3 de la Convention.

7. En conséquence, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est d'avis que le renvoi du requérant au Soudan ne constituerait pas une violation par l'État partie de l'article 3 de la Convention.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]

 

Notes

 

1. Rapport d'Amnesty International de décembre 2004 sur la situation des droits de l'homme au Soudan.
2. Dans deux lettres jointes à la requête, des membres du bureau allemand du MJE confirment que le requérant risquerait d'être torturé ou tué s'il retournait au Soudan.

 

 

 



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