La Situation Actuelle des Organisations des Droits de l'Homme en Afrique Sub-Saharienne

Caracteristiques et problemes des organisations non-gouvernementales des droits de l'homme


D'abord, il convient de répéter que les organisations africaines des droits de l'homme varient beaucoup quant à leur histoire, leur structure et leurs objectifs. Par exemple, plusieurs organisations mettent l'accent sur l'aspect juridique et ont certainement évolué à partir de comités de la société de droit locale ou du barreau d'avocats. D'autres--y compris certaines des plus efficaces--proviennent des organisations religieuses et peuvent faire appel aux ressources et à la structure de l'église. Encore d'autres sont des associations d'adhésion volontaire, mais il y en beaucoup qui ne sont pas. Certaines ont une mission bien précisée, comme celles qui se penchent sur des problèmes liés à la santé des femmes, tandis que la plupart ont une mission beaucoup plus large et moins précise.

La croissance et les réalisations du mouvement africain des droits de l'homme en peu de temps sont remarquables. Si cette section semble mettre l'accent sur les défauts des organisations non-gouvernementales des droits de l'homme--comme identifiés tant par les groupes eux-mêmes que par les enquêteurs du projet--c'est parce que cette étude vise à renforcer le mouvement.

Le manque de collaboration et de coordination régionale: Un des problèmes principaux est que l'expression qu'on vient d'évoquer--"le mouvement africain des droits de l'homme"--relève plus du désir que de la réalité. Les activistes des droits de l'homme le reconnaissent eux-mêmes: il y a un manque de contact et d'échange d'expérience et de matériels parmi les groupes dans des différents pays africains. Il s'agit là d'une insuffisance difficile à surmonter. On pouvait observer ce manque d'articulation entre les activités des groupes des droits de l'homme--"la création de réseaux" selon le vocabulaire spécialisé--même à l'intérieur d'un même pays. Les organisations sont trop rarement en consultation les unes avec les autres pour coordonner leurs activités, sans parler d'une coordination avec d'autres secteurs de la société qui ont des intérêts et des activités en commun, tels que les médias ou les avocats.

Un exemple particulièrement frappant de ce manque de contact et de coordination c'est le décalage entre les groupes des droits de l'homme francophones et anglophones. (Les groupes des droits de l'homme dans les pays lusophones ont été traditionnellement faibles--à une exception près, la Guinée-Bissau qui tend à s'associer au bloc francophone). C'est triste et gênant de constater que les rivalités politiques coloniales, perpétués par des gouvernements même après avoir accédé à l'indépendance, pourraient continuer à répercuter sur le mouvement des droits de l'homme. Ici, comme dans plusieurs autres domaines, les groupes de femmes ont fait un plus grand effort pour surmonter la division linguistique.

Même là où des organes régionaux des droits de l'homme existent--tels que l'Union Interafricaine des Droits de l'Homme, dont le siège est au Burkina Faso--ils tendent à être entravés par des rivalités personnelles et politiques, ainsi que des faiblesses structuralles. On a rencontré un nombre de groupes régionaux des droits de l'homme au cours de l'enquête. C'était ceux qui se concentraient sur les droits des femmes qui étaient les mieux organisés, avec les missions les plus définies et ils étaient moins déchirés par les conflits politiques et personnels. Cependant il est évident qu'aucun des groupes qui prétendent s'adresser aux droits de l'homme d'une perspective régionale n'a réussi à le faire. C'est en partie un problème de ressources, mais qui tient aussi au mode inorganique "du haut en bas" dont ils se sont développés, sans évaluer d'abord les stratégies à adopter dans la poursuite du but, ou sans une consultation préalable avec les groupes qui étaient censés bénéficier de l'opération d'un mécanisme de coordination régionale.

Le séminaire organisée par la Commission Internationale de Juristes avant chaque séance de la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples a été identifiée par nos enquêteurs comme un forum dont la plupart des organisations non-gouvernementales africaines pourraient bénéficier, même tout simplement pour se rencontrer.

L'imprécision des objectifs et des buts envisagés: Pour beaucoup d'organisations visitées, l'absence d'objectifs et de buts définis entravaient leur développement. Les efforts de plusieurs organisations sont trop diffus. Cela se comprend, étant donné l'ampleur des problèmes des droits de l'homme qui se posent dans beaucoup de pays africains. Cependant, au lieu d'avoir un impact dans un domaine particulier, les organisations tendent à s'occuper de problèmes de tout genre, sans aucun effet. Dans certains cas, les organisations locales se disent pan-africaines, alors que leurs activités sont concentrées uniquement dans le pays où elles se trouvent. En plus leurs méthodes de travail sont difficilement applicables ailleurs. Il n'y a que peu des organisations étudiées qui aient un sens de planification, et même quand elles font des projets, il s'agit essentiellement de projets à court-terme et de réactions immédiates. Rares sont les organisations qui évaluent l'efficacité de leurs opérations afin d'appliquer les leçons qu'elles en tirent à la phase suivante de leur opération et développement. Un grand nombre de groupes définit leur fonction principale comme "l'éducation sur les droits de l'homme"--une rubrique qui regroupe une grande variété d'activités. Malheureusement, la méthodologie et le contenu de beaucoup de ces programmes sont mal définis et mal adaptés au public visé. Il est évident que les organisations des droits de l'homme doivent mieux concevoir et exécuter ces programmes de formation, non seulement pour qu'ils soient adaptés à la communauté adressée, mais aussi pour qu'on puisse les maintenir à long terme.

La priorité aux droits politiques et civiques: Le travail de la plupart des groupes des droits de l'homme en Afrique a donné la priorité, sinon l'exclusivité, aux droits dans le domaine politique et civique--la liberté d'expression et d'association, la participation politique, la protection contre la torture et la détention arbitraire, et ainsi de suite. Cette priorité s'explique peut-être en partie par une participation prépondérante dans les initiatives pour les droits de l'homme de la part de ceux dont les activités sont visées par ce genre d'abus: les avocats et les journalistes. Cependant, comme on l'a dit plus haut, il est indispensable pour leur efficacité future que les organisations des droits de l'homme en Afrique élargissent leur travail pour incorporer les droits sociaux et économiques. En même temps, les groupes qui ont fait des efforts dans ce sens sont souvent gênés par le manque d'individus--assistants sociaux, statisticiens, médecins et infirmiers, économistes--qui possèdent l'expertise dont les organisations ont besoin pour suivre de près l'évolution et pour rédiger des rapports cohérents. En outre, beaucoup de groupes ont l'idée que les donateurs s'intéressent moins à la promotion de travail en faveur des droits sociaux et économiques.

Le manque de collaboration et de coordination à l'échelle nationale: Dans beaucoup de pays, les groupes tendent à faire double emploi de ce qu'on a déjà fait et empiètent les uns sur les autres à cause d'un manque de coordination dans leurs activités. Tandis qu'il est évident qu'il faudrait accroître la communication, l'échange d'information et la collaboration, le plus souvent, c'est la concurrence et le désir de dominer qui priment plutôt que la coopération: "Tout le monde devrait s'associer à nous" est un refrain qu'on entend trop souvent. A cet égard--comme à bien d'autres--il paraît que les organisations de femmes ont fait mieux que les autres organisations des droits de l'homme et on pourrait tirer des leçons utiles de leur expérience.

Le décalage entre les villes et la campagne: La plupart des groupes sont basés dans les villes--et surtout dans la capitale--ceci dans un continent où la majorité de la population habite toujours à la campagne. Les villes capitales ont leur propre dynamique et le plus souvent ne reflètent pas les problèmes des droits de l'homme qui affectent la plupart des gens dans les régions rurales ou mêmes dans des villes provinciales. Quelques rares organisations ont essayé de créer des filiales en dehors de la capitale mais avec un succès limité. Les groupes d'église ont généralement été plus efficaces dans cet égard--probablement parce qu'ils possèdent un réseau tout fait à l'échelle nationale--et les autres organisations des droits de l'homme feraient bien d'étudier cette expérience pour l'adapter à leurs capacités et à leurs propres objectifs.

Divisions sociales: Les groupes des droits de l'homme ne sont pas à l'abri des divisions ethniques, raciales et sociales qui affectent les sociétés où ils opèrent. Ceci est plus manifeste dans les organisations des droits de l'homme dans l'Afrique du Sud qui reflètent forcément la division de travail imposée par les états racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie. Les blancs--et à un moindre degré les Asiatiques et les "gens de couleur"--ont profité de leur plus grande liberté politique pour se mobiliser en faveur des droits de l'homme. L'efficacité du mouvement des droits de l'homme en Afrique du Sud sera renforcée dans la mesure où les groupes qui ont fait l'objet d'une plus grande discrimination auront un rôle plus actif dans les organisations.

Ailleurs, on pouvait percevoir que les groupes des droits de l'homme reflètent les préjugés ethniques, surtout dans les situations où le conflit ethnique violent a un impact majeur sur les droit de l'homme. Il peut s'avérer difficile de contrôler ces situations, surtout si un des collaborateurs appartient à l'une ou l'autre des ethnies impliquées dans le conflit; on pourrait remettre en question l'impartialité d'un tel individu.

Dans d'autres situations les groupes des droits de l'homme peuvent aussi refléter les intérêts des groupes dominants (et partiellement urbanisés) dans la société plutôt que les groupes marginalisés tels que ceux qui vivent de l'élevage, ou de la chasse et de la pêche ou qui pratiquent la cueillette, ou bien d'autres minorités.

Des structures organisationnelles non-démocratiques: Un autre problème visible partout dans la région est le manque de procédures au sein des organisations qui permettraient une plus grande participation dans la prise de décisions de la part du personnel de tout niveau: avocats, journalistes et chercheurs. On a visité de nombreuses organisations où un seul homme menait le jeu. C'était parfois le résultat de contraintes budgétaires, mais même dans plusieurs organisations dotées d'un personnel nombreux, c'était visiblement le chef qui dominait. Dans un nombre de groupes, c'est le chef de l'organisation qui prend toutes les décisions sans consulter personne. Il faut que les groupes inventent des moyens pour renforcer et démocratiser leurs structures internes pour la prise de décisions. Certes, ce n'est pas un problème limité à l'Afrique, mais il peut affaiblir la croissance et la stabilité d'une institution, parce qu'il n'y a aucun investissement dans la formation d'un personnel professionnel compétent.

Le déséquilibre entre les sexes: Il y a une pénurie visible de femmes dans les cadres des organisations des droits de l'homme en Afrique, à l'exception de celles qui se spécialisent dans les problèmes des femmes. Dans les grandes organisations des droits de l'homme, les femmes dans les cadres s'occupent normalement des "questions relatives aux femmes". Il faut que les organisations cherchent des moyens pour amener les femmes à occuper des postes d'influence dans le mouvement.

L'accès au financement: Le manque d'argent pour les opérations quotidiennes est également un problème sérieux. Toute organisation a des problèmes financiers, à l'exception de celles qui sont associées à des églises. De nombreuses organisations fonctionnent sans le matériel rudimentaire nécessaire à un bureau. Dans une organisation qu'un des enquêteurs a visité, un ordinateur était rangé par terre parce que le groupe n'avait pas assez d'argent pour acheter une table. Chez un autre groupe les forces de sécurité avaient volé plusieurs ordinateurs, et il n'y avait pas de moyens pour les remplacer.

Dans ces pays il n'y a qu'un très petit nombre de philanthropes sur place. Les organisations des droits de l'homme au Nigéria et quelques autres, par exemple, ont essayé de trouver un soutien local, mais les quantités d'aide ne suffisent pas encore à les maintenir. Toutefois il faut signaler que dans beaucoup de cas les apports personnels de petits nombres d'individus, souvent débordés eux-mêmes, ont été indispensables pour la survie des groupes pendant les moments difficiles.

Malgré tout, tous les groupes, quelle que soit leur importance ou la longévité de leurs opérations, ou le nombre d'années qu'ils ont existé, se trouvent devant le même problème de leur dépendance envers les donateurs. Cette dépendance, même si elle n'est pas ouverte, exerce une influence croissante sur l'orientation et les programmes des organisations africaines des droits de l'homme. Ce qui est plus important, bien sûr, c'est que les organisations des droits de l'homme doivent développer des programmes qui prennent comme point de départ les besoins de la communauté qu'elles desservent. En même temps, elles doivent être capables de concevoir et d'exécuter les programmes souhaités par la communauté, plutôt que ceux que dictent les agences donateurs--que ce soit subtilement ou directement.

Plusieurs groupes restent ignorants des diverses organisations donateurs dont ils pourraient solliciter une aide financière. Ce qui est tout aussi important, les groupes doivent apprendre à rédiger leurs projets et à formuler leurs demandes de financement. Même s'il est probable que les groupes africains des droits de l'homme continuent à être dépendants de financement provenant de l'étranger, ils devront développer des stratégies pour faciliter ce financement. En même temps ils doivent définir leurs programmes des droits de l'homme tout en établissant les priorités pour eux-mêmes.

Les relations avec les organisations non-gouvernementales internationales: Il faut qu'il y ait des liens étroits entre les organisations africaines des droits de l'homme et leurs contreparties internationales. Les organisations internationales peuvent donner une ampleur aux campagnes des groupes africains en proposant leur expérience et leur savoir-faire. Toutefois, beaucoup d'activistes africains des droits de l'homme avaient l'impression d'être exploités dans leurs rapports avec les organisations internationales, car celles-ci profitaient du travail des groupes locaux sans aucune reconnaissance. Comme le nombre d'organisations non-gouvernementales africaines a augmenté au cours de ces dernières années, les organisations internationales se trouvent en concurrence avec des organisations locales pour les mêmes sources de financement. Par conséquent il y a eu des occasions où certaines organisations internationales ont employé des groupes locaux des droits de l'homme pour collecter des fonds pour elles-mêmes sans les consulter. Nous recommandons qu'on élabore un code de conduite quant aux demandes de financement formulées par les organisations non-gouvernementales internationales et locales.


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