212/98 - Amnesty International c/ Zambie
Rapporteur :
23ème session : Commissaire Pityana
24ème session : Commissaire Pityana
25ème session : Commissaire Pityana
Résumé des faits :
1. La communication a été introduite par Amnesty International pour le
compte des
sieurs William Steven Banda et Feu John Lyson Chinula.
2. Le requérant allègue la violation des dispositions de la Charte Africaine
comme suit :
a) Le sieur William Steven Banda a reçu un ordre d’expulsion le 10 novembre
1991. La
raison avancée a été qu’”à mon avis, sa présence risque de compromettre
la paix et
l’ordre en Zambie”. Il a intenté des actions contre cet ordre auprès des
tribunaux
zambiens.
b) Le 25 octobre 1994, William Steven Banda a été déporté vers le Malawi
illégalement,
injustement et par malice politique. Il allègue qu’on lui a bandé les yeux,
qu’il a été
drogué et emmené par des officiers du service de l’Immigration zambienne
et de la
police para-militaire. Il est entré au Malawi par le poste frontière de
Mchinji et déposé
ensuite au Poste de police de Lilongwe.
c) John Lyson Chinula a été enlevé de son domicile à Ndola le 31 août 1994.
Il a été
conduit à l’Aéroport international de Lusaka, dans l’intention de le déporter.
Il a reçu
un ordre d’expulsion signé du Ministre de l’Intérieur, alléguant qu’il
constituait une
menace pour la paix et la sécurité de la Zambie. Il a été mis sous sédation
de force et
s’est retrouvé plus tard au Poste de Police de Lilongwe au Malawi. Son
ordre
d’explusion alléguait aussi que “sa présence mettait en danger la paix
et l’ordre de la
Zambie”. Aucune raison de droit ou de fait n’a été avancée pour justifier
cette
conclusion.
d) Les victimes étaient toutes les deux d’éminentes personnalités politiques
en Zambie.
Elles étaient des membres dirigeants de l’UNIP, le parti qui avait été
au pouvoir
depuis 1964. L’UNIP a été évincé par le MMD lors des premières élections
multipartites de novembre 1991.
3. William Steven Banda a épuisé les voies de recours internes dans la
mesure où son
cas est arrivé à la Cour suprême zambienne. John Lyson Chinula ne pouvait
initier
aucun recours auprès des juridictions zambiennes parce qu’il avait été
déporté sans
avoir eu aucune opportunité de saisir les tribunaux zambiens.
4. Le requérant relève qu’avant sa déportation vers le Malawi, le sieur
William S. Banda
avait épuisé les voies de recours légales en saisissant la ‘High Court’
en 1992 et la
Cour Suprême zambienne en 1994.
5. Selon le demandeur, la déportation des deux hommes par le gouvernement
zambien
équivaudrait à un exil forcé.
6. Les actions intentées devant les tribunaux malawites et zam biens par
les deux
hommes pour que justice leur soit rendue ont toutes échoué.
7. Quant au sieur John Chinula, il n’aurait pas eu la possibilité de saisir
les tribunaux
zambiens, puisque le droit de retourner dans ce pays lui aurait été refusé
par les
autorités qui auraient menacé de le jeter en prison.
8. Amnesty International affirme que la ‘High Court’ du Malawi aurait à
travers deux
jugements, confirmé que les deux hommes n’étaient pas malawites. Toutefois,
le
gouvernement malawite aurait été incapable d’exécuter la décision de la
Cour
ordonnant qu’ils soient aidés à retourner en Zambie. Ils ont par conséquent
épuisé
toutes les voies de recours internes disponibles.
9. Le requérant prie la Commission d’ordonner des mesures provisoires afin
de
permettre le retour immédiat en Zambie des déportés.
La plainte :
10. Le requérant allègue la violation, par la Zambie, des articles 2, 5,
7 alinéa 1-a, 8, 9
alinéas 2, 10, 12 alinéas 2, 13 alinéas 1, 18 alinéas 1 et 2 de la Charte
Africaine des
Droits de l’Homme et des Peuples.
La procédure :
11. La communication est datée du 6 mars 1998 et a été envoyée par courrier.
12. Le Secrétariat de la Commission en a accusé réception le 18 mars 1998.
13. A sa 23ème session ordinaire tenue à Banjul, Gambie, la Commission
s’est saisie de
la communication et l’a également déclarée recevable. La Commission a aussi
demandé que des mesures provisoires soient prises par le Gouvernement
de
la
Zambie, à savoir permettre l’enterrement du sieur John L. Chinula en Zambie
et le
retour du sieur William S. Banda dans sa famille en Zambie, en attendant
l’issue de
l’examen de la communication par la Commission.
14. Le 10 juillet 1998, le Secrétariat a écrit au Ministère des Affaires
étrangères de la
Zambie, pour l’informer des décisions de la 23ème session ordinaire de
la
Commission, en attirant son attention sur les mesures provisoires qui devaient
être
prises par le Gouvernement zambien.
15. Une copie de cette Note a été en outre envoyée à l’Ambassade de la
Zambie à
Addis Abeba. Comme il n’y avait pas de réponse, le Secrétariat a envoyé
un rappel le
17 septembre 1998. L’Ambassade a répondu le 21 septembre que la Note verbale
avait été reçue, mais que la communication qu’elle mentionnait n’était
pas annexée.
16. Le représentant de la Zambie a comparu devant la Commission les 26
et 27 octobre
1998, lors de la 24ème session ordinaire. Il a fait une déclaration en
réponse à la
communication.
17. A la 24ème session ordinaire tenue à Banjul, Gambie, la Commission
a reporté la
décision sur le fond de cette communication à la 25ème session ordinaire.
18. Le 26 novembre 1998, le Secrétariat a adressé des lettres aux parties
pour les
informer de cette décision.
19. En préparation de l’examen de cette affaire, le Rapporteur désigné
pour cette
communication a demandé aux parties de ne parler que de certaines questions
clé
qu’il avait identifiées. M. Ahmed Motala représentait Amnesty International.
Il était
assisté par M. Clifford Msika du Centre for Human Rights and Rehabilitation
de
Lilongwe, Malawi. M. William Steven Banda était également présent. Le
Gouvernement zambien était représenté par M. Palan Mulonda, Avocat principal
de
l’Etat au Ministère de la Justice, accompagné par M. K.K. Nsemukila, Directeur
général adjoint du Département des Affaires intérieures et de Mme Lucy
M Mungoma
du Département des Affaires étrangères, responsable de l’Afrique et des
relations
avec l’OUA. La Commission a également entendu la déclaration de M. William
Steven
Banda.
Thèse des parties en présence:
20. M. Motala a affirmé que la Zambie était liée par la Charte Africaine
qu’elle a ratifiée
en 1984. Elle avait donc l’obligation de reconnaitre “à toute personne”,
les droits
énoncés par ladite Charte, sauf lorsque des droits politiques sont spécifiquement
stipulés comme dans l’article 13 par exemple. Il a déclaré que la Zambie
avait violé
l’article 12, spécialement en son alinéa 2 qui dispose que “toute personne
a le droit
de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir. Il ajoute aussi
que “l’étranger
légalement admis sur le territoire d’un Etat partie à la présente Charte
ne pourra en
être expulsé qu’en vertu d’une décision conforme à la loi…” Il a allégué
la
discrimination sur la base d’appartenance ethnique et sociale (article
2) et sur la base
d’opinion politique. Le traitement infligé aux victimes constitue une violation
de leurs
droits à la dignité humaine et à la liberté de mouvement. Dans le cas de
Chinula, il a
été privé de son droit à avoir sa cause entendue (article 7). Il a insisté
sur le fait que
les actes perpétrés contre les plaignants étaient dictés par des mobiles
politiques. Ils
ont été abandonnés dans un pays étranger sans ressources.
21. Au nom du gouvernement, M. Mulonda a indiqué que son gouvernement n’avait
pas
agi par malice politique, mais conformément à la loi. Les investigations
avaient
commencé en 1976 contre Banda et contre Chinula en 1974, longtemps avant
l’arrivée au pouvoir du régime en place. Il a nié le fait que les déportés
avaient été
drogués et déposés de l’autre côté de la frontière. Il a affirmé qu’ils
avaient été reçus
par les autorités malawites. Le Gouvernement de la Zambie a agi en vertu
de sa
souveraineté en mettant de l’ordre dans ses affaires intérieures conformément
à la
réglementation sur l’immigration, et son action était conforme aux dispositions
de
l’article 12 de la Charte qui stipule que “ce droit ne peut faire l’objet
de restrictions que
si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité
nationale,
l’ordre public, la santé ou la moralité publiques”.
LE DROIT :
La recevabilité
22. Aux termes de la Charte Africaine, la recevabilité des communications
est régie par
l’article 56 qui fixe les conditions préalables à leur examen par la Commission.
23. L’article 56 en son alinéa 5 dispose en effet que :
“Les communications…pour être examinées, doivent remplir les conditions
ciaprès
:
Etre postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à
moins
qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours
se
prolonge d’une façon anormale”.
24. Cette disposition doit nécessairement être prise en compte avant tout
examen au
fond d’une communication.
25. Dans le cas d’espèce, toutes les voies de recours internes ont été
épuisées et le
Secrétariat dispose de documents suffisants à l’appui de cette thèse. Comme
déjà
précisé, dans le cas de Chinula, la déportation arbitraire l’a empêché
d’exercer ce
droit.
26. Le requérant a versé au dossier les copies des jugements ci-après obtenues
par
William Banda et John Chinula :
· Un “consent order” daté du 13 mars 1995 délivré par la High Court de
Lilongwe sur l’affaire no. 2/1995 de son plumitif des divers;
· le jugement du 30 juin 1997 rendu par la High Court de Lilongwe sur la
même
affaire;
· l’arrêt no. 16 de 1994 rendu par la Cour suprême de Zambie dans l’affaire
opposant William Banda au chef des services d’immigration et au procureur
général;
· le jugement no. JH/12 de 1991 rendu par la High Court de Zambie à Chipata,
dans l’affaire opposant William Banda au chef des services d’immigration
et
au procureur général.
Par ces motifs, la Commission déclare la communication recevable.
Le fond :
27. La Zambie a ratifié la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des
Peuples en
janvier 1984.
28. Un certain nombre de pièces à conviction ont été fournies : en ce qui
concerne
Banda, la copie du jugement rendu par Kakusa J à La High Court de Zambie
à Chipata, le jugement rendu en appel par Bweupe DCJ à la Cour suprême de
Lusaka.
Les divers arrêts des juridictions du Malawi et les déclarations écrites
ont été fournis
à cet effet. Le Gouvernement a également présenté des documents sur Banda
et
Chinula.
29. S’agissant de William Steven Banda, l’arrêt rendu par le Juge Kakusa
de la High
Court est très instructif. Le Juge a déclaré qu’en toutes probabilités,
il n’y avait
aucune preuve indiquant que Banda était né en Zambie de parents zambiens.
Il a
jugé que Banda n’était pas un témoin fiable. Cependant, il a refusé de
statuer sur les
origines de Banda. Il a qualifié toutes les dépositions tendant à attester
que Banda
était originaire du Malawi d’irrecevables, étant fondées sur la foi d’un
tiers. Il a aussi
fait remarquer que le gouvernement avait été incapable d’indiquer le prétendu
père
malawite de Banda. Le juge a également exprimé, sans en donner la justification,
l’opinion judiciaire incidente qu’”une fois qu’en toutes probabilités
il
est prouvé qu’un
requérant n’est pas citoyen de cette République, il devient une personne
déportable
même si le pays où il doit se rendre n’est pas connu…. La possession d’une
Carte nationale
d’identité … ne confère pas la nationalité…”(P J25). Il apparait que les
autorités se sont basées sur cette déclaration pour déporter William Steven
Banda.
30. Le Juge s’est également déclaré compatissant pour la situation difficile
de Banda. Il
a dit que “le requérant a vécu en Zambie depuis longtemps et qu’à sa manière
il a
contribué à l’activité politique…. la Zambie est presque devenue sa seule
patrie - une
situation de fait - sur laquelle, en exerçant sa discrétion, l’exécutif
pourrait se baser
pour envisager la normalisation de son statut s’il le demandait. Si ce
tribunal était
habilité à déclarer zambiennes des personnes comme le requérant, ce dernier
aurait
reçu un avis favorable étant donné son long séjour en Zambie et le rôle
qu’il y a joué” (J25)
31. On ne conteste pas le fait que le jour du jugement, William Steven
Banda a été mis
aux arrêts et déporté vers le Malawi. En outre, Banda ajoute que ses demandes
d’être amené en Afrique du Sud ont été ignorées tout comme sa demande
d’un sursis
d’exécution de 5 jours.
32. Il est évident que les tribunaux du Malawi ne sont pas compétents
pour juger cette
affaire contre la Zambie. Le fait qu’ils aient déclaré que les plaignants
n’étaient pas
des citoyens malawites n’a rien à voir avec la question. Deuxièmement,
la
Commission n’est pas compétente pour substituer les jugements des tribunaux
zambiens par ses propres décisions, spécialement sur des questions de
faits. Il
convient de noter que la procédure judiciaire a été bien suivie dans
le respect de la
primauté du droit. La procédure judiciaire en Zambie n’a pas violé les
principes de la
Charte. La Commission doit donc convenir que William Steven Banda n’était
pas un
zambien de naissance ou par descendance.
33. Cependant, cela ne signifie pas que la Commission ne devrait pas
soulever des
questions de droit, particulièrement dans la mesure où les tribunaux
zambiens n’ont
pas pris en compte les obligations de la Zambie en vertu de la Charte
Africaine. La
Cour n’a pas non plus statué sur la raison avancée pour la déportation,
à savoir que
sa présence risquait de “compromettre la paix et l’ordre établi en Zambie…”
Aucune
enquête judiciaire n’a été menée sur la base juridique et par rapport
à la justice
administrative à l’appui de l’action qui a été prise sur la base de cette
“opinion” du
Ministre de l’Intérieur. Le simple fait que Banda n’était pas de nationalité
zambienne ne justifie pas sa déportation. Il faut encore prouver que
sa présence en
Zambie constituait une violation des lois. Le fait que ni Banda ni Chinula
n’ont pas
été informés des raisons de l’action prise contre eux est un déni du
droit de recevoir
des informations. (Article 9 (1)).
34. Le Rapporteur a invité les parties à donner des éclaircissements
sur la préséance de
la Charte dans les cas où elle est en contradiction avec la loi nationale.
Cela semble
pertinent parce que la Zambie a ratifié la Charte par un Acte exécutoire.
Cela veut
dire qu’il existe un processus législatif pour incorporer les traités
internationaux des
droits de l’homme dans la législation interne. M. Mulonda a affirmé l’engagement
de
la Zambie à respecter les traités dont elle est partie. Il a également
confirmé que la
Zambie appliquait un système juridique dualiste et que la Charte n’était
pas
considérée comme un instrument automatiquement applicable. Néanmoins,
la
Zambie acceptait le caractère obligatoire de la Charte.
35. De l’avis général, cependant, Banda était en possession d’une carte
nationale
d’identité et d’un passeport de la Zambie. Pendant des années, il en
a librement fait
usage sans aucun problème. Immédiatement après l’arrêt de la Cour suprême,
il
s’est volontairement présenté à la police mais il a été expulsé de force.
Cela signifie
que la possibilité de poursuivre l’option de demande de nationalité par
naturalisation,
conformément à la loi sur la nationalité, lui a été refusée. A cela le
gouvernement
objecte que Banda avait obtenu les pièces d’identité et le passeport
sur base de
fausses déclarations, sur son lieu de naissance. Il ne pouvait donc pas
se présenter
devant les tribunaux les mains propres. L’implication sous-entendue étant
que les
chances d’obtenir la naturalisation étaient minimes. En vérité, bien
entendu, la Cour
n’a pas dit que Banda était un immigré illégal. Elle a juste réfuté sa
prétention d’être
zambien de naissance. Il n’a donc pas été prouvé que Banda vivait illégalement
sur
le territoire zambien.
36. La Zambie a violé l’article 7 de la Charte en refusant au requérant
la possibilité de
poursuivre les procédures administratives qui étaient à sa disposition
en vertu de la
loi sur la nationalité. De surcroît, la Zambie a violé les dispositions
de l’article 7 (2)
de la Charte qui établit que “nul ne peut être condamné pour une action
ou une
omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction
légalement punissable…” En tout état de cause, la résidence et le statut
de Banda
en Zambie avaient été acceptés. Il avait apporté une contribution à la
politique du
pays. Les dispositions de l’article 12 (4) ont été violées.
37. Les allégations de violation des articles 2, 4, 5, 6 , 9 et 10 peuvent
maintenant être
examinées. Il ne faut pas perdre de vue la preuve que William Steven
Banda était un
opposant politique du MMD au pouvoir. La manière dont il a été traité
était
dégradante pour sa dignité et pour un homme de son rang dans la société.
Il
apparaît qu’il a été ciblé en raison de son origine ethnique qui par
hasard existe
aussi en Zambie. Les autorités ont insisté pour le déporter vers le Malawi
alors qu’il
persistait à leur dire qu’il n’y connaissait personne. Il n’y avait aucune
preuve
irréfutable de son origine malawite, étant admis qu’il a vécu en Zambie
depuis
environ 1964. Le représentant de la Zambie a expliqué que Banda a été
“accepté”
par les autorités de l'Immigration du Malawi. Quelque puisse avoir été
la base
“juridique” de cette “acceptation”, les tribunaux du Malawi ont décidé
qu’ils n’étaient pas
des citoyens du Malawi. En outre, on ne peut pas dire que la déportation
arbitraire a annulé leurs droits en Zambie.
38. La situation de John Chinula est même pire. Il n’a eu aucune possibilité
de contester
l’ordre d’expulsion. Le gouvernement ne peut dire en aucun cas que Chinula
était
allé sous terre en 1974 après l’expiration de son permis de séjour. Sans
nul doute,
Chinula était un éminent homme d’affaires et un politicien. Si le gouvernement
voulait poser un acte contre lui, il aurait pu le faire. Le fait que
cela n’ait pas eu lieu
ne justifie pas le caractère arbitraire de son arrestation et de sa déportation
le 31
août 1994. Il avait aussi le droit d’avoir sa cause entendue par les
juridictions
zambiennes. La Zambie a ainsi violé l’article 7 de la Charte. Compte
tenu de ce
constat, les conclusions tirées au paragraphe 30 ci-dessus s’appliquent
aussi au cas
présent.
39. La Commission avait demandé que des mesures provisoires soient prises
conformément à l’article 111 de son Règlement intérieur. Il faut demander
à la
Zambie de permettre le retour de William Steven Banda pour qu’il puisse
demander
la nationalité par naturalisation. Aucune preuve n’a été présentée à
la Commission
sur une compensation quelconque. Le fait est que Banda avait perdu son
poste de
gouverneur après les élections de 1991. Aucun dédommagement n’est demandé.
40. John Lyson Chinula est décédé au Malawi. C’était un grand homme d’affaires.
Sa
déportation doit avoir porté préjudice à ses intérêts commerciaux. Sa
famille
demande le retour de sa dépouille pour l’enterrer en Zambie. Il faut
demander au
Gouvernement zambien d’accéder à cette demande.
41. Le Gouvernement zambien s’est basé sur la clause dérogatoire
de l’article 12 (2) :
“Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont
prévues par la
loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public,
la santé ou la
moralité publiques…”
42. L’ordre d’expulsion précisait aussi que les déportés constituaient
un danger pour la
paix et l’ordre établi en Zambie. La Commission considère que les
clauses
dérogatoires ne devraient pas être interprétées dans le sens contraire
aux principes
de la Charte. Le recours à ces dispositions ne devrait pas être un
moyen de perpétrer
des violations des dispositions claires de la Charte. Secundo, les
règles de la justice
naturelle doivent être appliquées. Il s’agit notamment de la règle
d’audi alterem
partem, le droit d’être entendu, le droit d’avoir accès aux tribunaux.
Dans le cas de
Banda, les tribunaux zambiens ont été incapables d’examiner le fondement
de
l’action administrative, et ainsi, il n’a pas été prouvé que les
déportés constituaient
effectivement un danger contre la loi et l’ordre. Dans tous les cas,
l’allégation selon laquelle
ils “risquaient” de mettre en danger la paix était vague et sans
fondement. Il
importe que la Commission fasse une mise en garde contre le recours
trop facile à
ces clauses dérogatoires à la Charte Africaine. Il incombe à l’Etat
de prouver qu’il est
justifié de recourir aux clauses dérogatoires. La Commission evrait
garder à l’esprit
les dispositions des articles 61 et 62 de la Charte.
43. L’article 2 de la Charte stipule que :
“Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus
et garantis
dans la présente Charte sans distinction aucune, notamment de race,
d’ethnie,
de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique
ou de toute autre
opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance
ou de toute autre
situation.”
44. En expulsant de force de la Zambie les deux victimes, l’Etat
a violé leur droit de jouir
de tous les droits garantis par la Charte Africaine. L’article cité
impose au
gouvernement zambien l’obligation d’assurer à toute personne résidant
sur son
territoire, la jouissance des droits garantis par la Charte Africaine,
indépendamment
de leur opinion politique ou autre. Cette obligation a été réaffirmée
par la Commission
dans le cas ‘‘Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme
c/ Zambie’’
(communication 71/92). L’annulation arbitraire de la nationalité
dans le cas de
Chinula ne peut pas se justifier.
45. L’article 9(2) dispose que :
“Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions
dans le cadre
des lois et règlements”.
46. Aussi bien Banda que Chinula étaient d’importants hommes d’affaires
et des
politiciens. Ils ont tous deux vécu en Zambie pendant des décennies.
Même si l’action
d’explusion avait été initiée contre eux depuis 1974 et 1976, il
peut être supposé sans
risques de se tromper que la procédure aurait avancé, à moins qu’il
n’ait été prouvé
que cela était dû à l’illégalité, la fraude, ou l’obstruction à la
bonne marche de la
justice. Rien de tout cela n’a été allégué. La procédure s’est accélérée
depuis la prise
de fonctions du gouvernement MMD en 1991, nous sommes donc persuadés
que les
déportations étaient dictées par des mobiles politiques. Cette disposition
de la Charte
reflète le fait que la liberté d’expression est un droit humain fondamental,
essentiel à
l’épanouissement de la personne, à sa conscience politique et à sa
participation aux
affaires publiques de son pays. La Commission doit déterminer si
“les déportations”
pour des mobiles politiques constituent une violation des dispositions
de l’article 9(2)
de la Charte Africaine, les deux victimes ayant été privées du droit
à la liberté de
conscience tel qu’énoncé par l’article 8 de la Charte.
47. L’article 8 de la Charte prévoit que :
“La liberté de conscience, la profession et la pratique libre de
la religion sont
garanties. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet
de mesures de
contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés”.
48. L’article 10 de la Charte dispose que :
“Toute personne a le droit de constituer librement des associations
avec d’autres,
sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi”.
49. En déportant les deux personnes, le gouvernement zambien leur
a dénié le droit de
jouir de leur liberté d’association en les empêchant de s’associer
avec leurs collègues
dans la “United National Independence Party” et de prendre part
aux activités de ce
parti politique.
50. Comme l’a établi la Commission dans l’affaire John K. Modise
c/ Botswana, en
forçant Banda et Chinule à vivre comme des apatrides, dans des
conditions
dégradantes, le gouvernement zambien les a privés de l’affection
de leurs familles, et
privé ces familles du soutien apporté par ces hommes ; ce qui constitue
une violation
de la dignité de la personne humaine. Il s’agit là d’une violation
de l’article 5 de la Charte
qui garantit le droit
“…au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à
la
reconnaissance de sa personnalité juridique”.
51. L’expulsion forcée de Banda et de Chinula par l’Etat zambien
a inévitablement cassé
l’unité familiale qui est la base de la société, ce qui est un
manquement à ses
obligations de protéger et d’assister la famille tel que stipulé
à l’article 18 (1) et (2) de
la Charte qui dispose que :
(1) “La famille est l’élément naturel et la base de la société.
Elle doit être
protégée par l’Etat…”
(2) “L’Etat a l’obligation d’assister la famille dans sa mission
de gardienne de
la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la communauté”.
52. L’article 7 (1) (a) dispose que :
“Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue…
…
a) le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de
tout acte violant les
droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis …”
53. En refusant à M. Chinula la possibilité d’interjeter appel
contre l’ordre de son
expulsion, le gouvernement zambien l’a privé du droit à ce que
sa cause soit
entendue, en violation de toutes les lois zambiennes et des normes
internationales
des droits de l’homme.
Par ces motifs, la Commission :
Déclare qu’il y a eu violation des articles 2, 7(1) (a), 8, 9(2),
10 et 18(1) et (2) de la
Charte Africaine.
Bujumbura, 5 mai 1999.