University of Minnesota



Sir Dawda K. Jawara c. Gambie, Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples, Communication 147/95 et 149/96, 27e Session Ordinaire, Alger, 11 mai 2000.



147/95 et 149/96 Sir Dawda K. Jawara c/Gambie

Rapporteur :

19ème session : Commissaire Kisanga
20ème session : Commissaire Umozurike
21ème session : Commissaire Umozurike
22ème session : Commissaire Dankwa
23ème session : Commissaire Dankwa
24ème session : Commissaire Dankwa
25ème session : Commissaire Dankwa
26ème session : Commissaire Dankwa
27ème session : Commissaire Dankwa
__________________________________________________

Résumé des faits :

Communication 147/95

1. La communication 147//95 est introduite par l’ancien Chef de l’Etat de la République de Gambie. Il allègue qu’après son renversement en juillet 1994, il y a eu des “ abus de pouvoirs flagrants de la part……de la junte militaire ”. Le gouvernement
en place aurait instauré le règne de la terreur, de l’intimidation et des détentions arbitraires.

2. Le requérant allègue aussi l’abolition, par Décret militaire no. 30/31, de la Déclaration des droits dans la Constitution gambienne de 1970, la révocation de la compétence des tribunaux pour examiner ou remettre en cause la validité d’un tel décret.

3. La communication allègue en outre l’interdiction des partis politiques et l’interdiction aux ministres de l'ancien gouvernement de prendre part aux activités politiques. Elle dénonce également la restriction des libertés d’expression, de mouvement et de culte. Selon le plaignant, ces restrictions se manifesteraient par des arrestations et des détentions sans inculpation, des enlèvements, des tortures et le fait d’avoir brûlé une mosquée.

4. Il allègue par ailleurs que deux anciens membres du Conseil de gouvernement provisoire des Forces armées (AFPRC) ont été tués par le régime et soutient que la restauration de la peine de mort par le décret no.52 complétait l’arsenal répressif de l’AFPRC.

5. Il ajoute en outre qu’au moins cinquante militaires ont été assassinés de sang froid et enterrés dans des fosses communes par le gouvernement militaire durant ce que le plaignant appelle “ le simulacre de coup d’Etat ”. Il allègue qu’après le Décret no.3 de
juillet 1994, plusieurs militaires ont été détenus sans jugement pendant une période allant jusqu’à six mois. Ce décret investit le Ministre de l’intérieur du pouvoir de détenir et de prolonger indéfiniment la durée de détention. Ce décret interdit aussi tout recours à la procédure d’habeas corpus par les personnes ainsi détenues.

6. La communication dénonce le Décret no. 45 de juin 1995 relatif au Service de la sécurité nationale (NIA) qui donne au Ministre de l’intérieur ou à son délégué le pouvoir d'émettre un mandat de perquisition autorisant la saisie ou la surveillance de toute communication électronique ou sans fil.

7. Enfin la communication allègue le mépris de la magistrature et des tribunaux qui est démontré par le refus du pouvoir en place d’exécuter les jugements des tribunaux ; et l’imposition d’une loi rétroactive par le décret du 25 novembre 1994 relatif aux délits
économiques (infractions spécifiques), violant ainsi les règles et la procédure normale.

Communication 149/96

8. La communication 149/96 allègue la violation du droit à la vie, du droit de protection contre la torture et du droit à un procès équitable. Le plaignant allègue qu'au moins cinquante officiers ont été sommairement exécutés et enterrés dans des fosses
communes par le gouvernement militaire de Gambie après une prétendue tentative de coup d'Etat le 11 novembre 1994.

9. Le plaignant a versé au dossier les noms de treize des cinquante militaires qui auraient été tués et allègue que le gouvernement a tué M. Koro Ceesay, ancien Ministre des finances. Il a joint à l’appui de ses allégations, une déclaration du Capitaine Sadibu
Hydara, ancien membre du Conseil de gouvernement provisoire des forces armées (AFPRC).

10. Il allègue en outre que l'ancien Ministre de l'intérieur et membre du "AFPRC", ne serait pas décédé des suites d'une hypertension artérielle comme voudrait le laisser croire le gouvernement, mais qu’il aurait été torturé à mort.

La thèse du gouvernement

11. Dans ses commentaires sur la question de recevabilité, le gouvernement a soulevé les objections suivantes :

12. Le premier point soulevé concerne ce que le gouvernement a appelé un manque de “ preuves à l’appui ”, en affirmant qu’une communication ne peut être déclarée recevable par la Commission que si elle allègue, avec des “ preuves à l’appui ”, des violations graves et massives des droits de l’homme et des peuples.

13. Le gouvernement soutient que les décrets dénoncés peuvent paraître contraires aux dispositions de la Charte, mais ils doivent être “ examinés et placés dans le cadre du changement de circonstances en Gambie ”. Parlant de la jouissance des libertés, le gouvernement écrit qu’il aura agit conformément aux lois établies par la législation nationale. Le gouvernement affirme que les décrets n’empêchent pas la jouissance des libertés, mais qu’ils ne sont là que pour assurer la paix et la stabilité et seuls ceux qui veulent perturber la paix seront arrêtés et détenus.

14. Le gouvernement affirme aussi que depuis sa prise du pouvoir, aucune personne n’a été tuée délibérément ; et que lors du contre coup d’Etat du 11 novembre 1994, des militaires des deux camps ont perdu la vie au cours du combat entre les rebelles et les forces qui lui étaient restées loyales.

15. Il soutient également que M. Koro Ceesay et M. Sadibu Hydara qui sont prétendus avoir été tués par le gouvernement sont morts d’un accident et d’une mort naturelle respectivement. Les rapports d’autopsie des deux corps sont annexés.

16. Le gouvernement soutient par ailleurs que la communication ne remplit pas toutes les conditions prévues par l’article 56 de la Charte. Plus particulièrement, la communication ne répond pas aux conditions prévues par les alinéas 4 et 6 qui stipulent que : 56(4) “ ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ” ; et 56(5) “Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale ”.

La plainte :

17. Le requérant allègue la violation des articles de la Charte Africaine suivants : 1, 2, 4, 5, 6, 7 (1) (d) et (2), 9 (1) et (2), 10 (1), 11, 12 (1) et (2), 20 (1) et 26.

La procédure :

18. La communication 147/95 date du 6 septembre 1995, elle a été reçue au Secrétariat de la Commission le 30 novembre 1995.

19. La communication 149/96 a été reçue par le Secrétariat de la Commission le 12 janvier 1996.

20. A la 19ème session, tenue en mars 1996, la Commission a décidé de se saisir de la communication et d'en notifier le gouvernement gambien. Une décision sur la recevabilité devait être prise à la 20ème session en octobre 1996.

21. A sa 21ème session tenue en avril 1997, la Commission a décidé d’attribuer à cette communication la nouvelle cote 147/95 pour refléter le temps qu’elle a passé devant elle, et a également décidé de la joindre à la communication 149/96 et de les déclarer toutes les deux recevables. La Commission a en outre demandé aux deux parties de lui fournir des informations supplémentaires en leur précisant qu’une décision sur le fond serait prise à la 22ème session.

LE DROIT

La recevabilité

22 La recevabilité des communications par la Commission est régie par l’article 56 de la Charte Africaine. Cet article prévoit sept conditions qui, dans les circonstances normales, doivent être remplies pour qu’une communication soit recevable. De ces sept conditions, le gouvernement prétend que deux ne sont réunies, à savoir, celles de l’article 56 alinéas 4 et 5.

23. L’article 56 alinéa 4 stipule que : “ …exclusivement des nouvelles diffusées par des moyens de communication de masse ; ”

24. Le gouvernement soutient que la communication devrait être déclarée irrecevable parce qu’elle est basée exclusivement sur des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse. Il fait spécifiquement référence à la lettre du Capitaine Ebou Jallow annexée à la communication. Tout en étant peu commode de se fier exclusivement aux nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse, il serait tout aussi préjudiciable que la Commission rejette une communication parce que certains des aspects qu’elle contient sont basés sur des informations ayant été relayées par les moyens de communication de masse. Cela provient du fait que la Charte utilise l'expression "exclusivement".

25. Il ne fait point de doute que les moyens de communication de masse restent la plus importante, voire l’unique source d’information. Nul n’ignore que l’information sur les violations des droits de l’homme vient toujours des moyens de communication de masse. Le génocide au Rwanda, les violations des droits de l’homme au Burundi, au Zaïre et au Congo pour n’en citer que quelques uns, ont été révélés par les moyens de communication de masse.

26. La question ne devrait donc pas être de savoir si l’information provient des moyens de communication de masse, mais plutôt si cette information est correcte. Il s’agit de voir si le requérant a vérifié la véracité de ses allégations et s’il a pu le faire étant donné les circonstances dans lesquelles il se trouve.

27. L’on ne peut dire que la communication sous examen est exclusivement basée sur des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse dans la mesure où elle n’est pas uniquement basée sur la lettre du Capitaine Ebou Jallow. Le plaignant
allègue des exécutions extra judiciaires et a joint à la communication une liste de certaines des victimes alléguées. La lettre du Capitaine Ebou Jallow ne fait pas état de cette information.

28. L’article 56 alinéa 5 prévoit que les communications doivent “ être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale ”.

29. Le gouvernement soutient aussi que l’auteur n’a pas essayé d’épuiser les voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait pu envoyer sa plainte à la police qui aurait mené des enquêtes et poursuivi les coupables devant le tribunal.

30. Cette règle est l’une des conditions les plus importantes de la recevabilité des communications et c’est pour cela que dans presque tous les cas, la première question que se pose aussi bien l’Etat visé que la Commission est relative à l’épuisement des
recours internes.

31. La justification de la règle de l’épuisement des recours internes tant dans la Charte que dans les autres instruments internationaux des droits de l’homme est de s’assurer qu’avant que le cas ne soit examiné par un organe international, l’Etat visé a eu l’opportunité de remédier à la situation par son propre système national. Cela évite à la Commission de jouer le rôle d’un tribunal de première instance, mais plutôt celui d’un organe de dernier recours 1. Dans l’application de cette règle, les trois critères fondamentaux suivants doivent être pris en compte : la disponibilité, l’efficacité et la satisfaction.

32. Une voie de recours est considérée comme existante lorsqu’elle peut être utilisée sans obstacle par le requérant, elle est efficace si elle offre des perspectives de réussite et elle est satisfaisante lorsqu’elle est à même de donner satisfaction au plaignant.

33. La thèse du gouvernement relative à l’épuisement des recours internes doit donc être examinée dans ce cadre. Comme déjà mentionné, une voie de recours n’est considérée disponible que lorsque le requérant peut l’utiliser dans sa situation. Dans ses décisions antérieures, la Commission a déclaré les communications nos. ACHPR/60/91, ACHPR/87/93, ACHPR/101/93 et ACHPR/129/94 recevables parce que la compétence des juridictions nationales avait été révoquée soit par décrets, soit par la
création de tribunaux spéciaux.

34. La Commission a souligné que des voies de recours dont l’existence n’est pas évidente ne peuvent pas être invoquées par l’Etat à l’encontre du plaignant. En conséquence, dans cette situation où la compétence des juridictions nationales a été
révoquée par des décrets dont la validité ne peut pas être mise en cause par aucun tribunal, l’on considère que les voies de recours internes n’existent pas et toute tentative d’y recourir serait une perte de temps.

35. L’existence d’une voie de recours interne doit être suffisamment certaine, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, faute de quoi elle ne serait ni disponible ni efficace. Par conséquent, si le plaignant ne peut pas aller vers le tribunal de son
pays parce qu’il a peur pour sa vie ou pour celle des membres de sa famille, les voies de recours internes sont considérées comme inexistantes pour lui.

36. Dans le cas sous examen, le requérant a été renversé par les militaires, il a été jugé par contumace, les anciens parlementaires et les membres de son gouvernement ont été mis aux arrêts et la terreur règne. Ce serait un affront contre le bon sens et la logique de demander au plaignant de retourner dans son pays pour épuiser les voies de recours internes.

37. Il n’y a aucun doute que le régime dénoncé par le plaignant avait instauré le règne de la terreur. Ainsi, non seulement pour le plaignant, mais aussi pour toutes les personnes de bonne foi, retourner dans son pays, en ce moment précis, pour quelque raison que ce soit, aurait mis sa vie en danger. Dans ces conditions, on ne peut pas dire que les voies de recours existent pour le plaignant.

38. Dans la jurisprudence de la Commission, une voie de recours qui n’a aucune chance de réussir ne constitue pas un recours efficace. La perspective de saisir les juridictions nationales, dont la compétence est anéantie par les décrets, devient elle-même nulle. Ce fait est renforcé par la réponse du gouvernement du 8 mars 1996, dans sa note verbale NO. PA 203/232/01/(97-ADJ) dans laquelle il affirme que "...le gouvernement gambien présidé par AFPRC n’a pas l’intention de perdre beaucoup de temps à répondre à des allégations frivoles et non fondées d’un despote déchu… ”

39. En ce qui concerne le caractère satisfaisant des voies de recours internes, on peut déduire de l’analyse qui précède qu’il n’y avait pas de voies de recours susceptibles de donner satisfaction au requérant.

40. Compte tenu du fait qu’à ce moment précis le régime contrôlait toutes les branches du gouvernement et avait peu d’égard pour la justice, tel qu’en témoigne son mépris pour la décision du tribunal dans l’affaire T. K. Motors et considérant en outre que la Cour d’Appel de la Gambie a constaté, dans l’affaire Pa Salla Jagne c/l’Etat, qu’il n’y avait plus de droits de l’homme ou de lois objectives dans le pays, il serait contraire au système de justice de demander au plaignant de tenter les voies de recours internes.

41. Il convient aussi de noter que le gouvernement prétend que la communication manque de “ preuves à l’appui ”. La position de la Commission a toujours été qu’une communication fournisse des preuves indiquant à première vue une violation des droits de l’homme. Elle précise les dispositions de la Charte prétendument violées. L’Etat prétend aussi que la Commission n’est habilitée à traiter, aux termes de la Charte, que des cas de violations graves et massives des droits de l’homme.

42. Cette proposition est erronée. Outre les articles 47 et 49 de la Charte qui habilitent la Commission à examiner des plaintes introduites par des Etats parties contre d’autres Etats également parties, l'article 55 de la Charte prévoit l'examen des " communications autres que celles des Etats parties". De même, l'article 56 de la Charte énonce les conditions d'examen de ces communications (voir aussi Section XVII du Règlement intérieur intitulée "Procédures d'examen des communications reçues conformément à l'article 55 de la Charte"). Dans tous les cas, la pratique de la Commission a toujours été d'examiner les communications même lorsqu'elles ne révèlent pas une série de violations graves et massives. C'est par cet exercice utile qu'au fil des années, la Commission a développé sa jurisprudence.

43. L’argument qui veut que le gouvernement a agi conformément aux règles prévues par la loi n’est pas fondé dans la mesure où la Commission a, dans sa communication no. 101/93, décidé qu’en ce qui concerne la liberté d’association, “ les autorités
compétentes ne devraient pas édicter des lois qui limitent l’exercice de cette liberté. Les autorités compétentes ne devraient pas outrepasser les dispositions de la Constitution ou amoindrir les règles de droit international ”. Et plus important, par sa Résolution relative au droit d'association, la Commission avait précisé que " la réglementation de l'exercice de ce droit à la liberté d'association devrait être conforme aux obligations des Etats à l'égard de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples". Il s'ensuit que toute loi visant à limiter la jouissance de tout droit reconnu par la Charte doit répondre à cette condition.
Par ces motifs : la Commission déclare les communications recevables.

Le fond

44. Le plaignant allègue que la suspension de la Déclaration des droits de l’homme dans la Constitution gambienne constitue une violation des articles 1 et 2 de la Charte par le gouvernement.

45. L’article 1er de la Charte stipule que : “ Les Etats membres…parties à la présente Charte, reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte… ”, et l’article 2 prévoit que : “ toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés
reconnus et garantis dans la présente Charte… ”.

46. L’article premier confère à la Charte le caractère légalement obligatoire généralement attribué aux traités internationaux de cette nature. Par conséquent, toute violation de l’une de ses dispositions est automatiquement une violation de l’article premier. Si un Etat partie à la Charte méconnaît les dispositions de cette dernière, cela constitue une violation de cet article.

47. La République de Gambie a ratifié la Charte le 6 juin 1983. Dans son premier Rapport périodique présenté à la Commission en 1992, le gouvernement gambien a déclaré que beaucoup de droits contenus dans la charte ont été prévus par sa Constitution de 1970 dans son chapitre 3, sections 13 à 30… La Constitution prévoit l’adhésion de la Gambie aux Conventions, mais donnait un caractère légal à certaines dispositions de la Charte. Cela signifie par conséquent que le gouvernement gambien a reconnu certaines dispositions de la Charte (c’est à dire celles qui sont contenues dans le chapitre 3 de sa Constitution), et les a incorporées dans sa législation nationale.

48. En suspendant le chapitre 3, (déclaration des droits), le gouvernement a imposé une restriction à la jouissance des droits y énoncés, et partant, des droits prévus par la Charte.

49. Il faut dire, cependant, que la suspension de la Déclaration des droits ne signifie pas nécessairement la suspension des effets internes de la Charte. Dans la communication 129/94, la Commission a déclaré que les obligations d’un Etat ne sont pas affectées par la prétendue révocation des effets internes de la Charte.

50. La suspension de la déclaration des droits et par conséquent de l’application de la Charte constituait non seulement une violation de l’article 1er de la Charte, mais aussi une restriction des droits et libertés garantis par la Charte, ce qui est aussi une
violation de l’article 2.

51. L’article 4 de la Charte dispose que “ …Tout être humain a droit au respect de sa vie et à l’intégrité physique et morale de sa personne. Nul ne peut être privé arbitrairement de ce droit ”.

52. Bien que le plaignant allègue des exécutions extra judiciaires, aucune preuve tangible n’est fournie pour étayer cette affirmation. Le gouvernement militaire a fourni des rapports officiels d’autopsie sur les décès de messieurs Koro Ceesay et Sadibu Hydara. Le gouvernement ne conteste pas le fait que des soldats soient morts lors du contre coup de novembre 1994, mais il affirme que les deux parties ont perdu des vies humaines principalement dans le combat entre les rebelles et les forces loyalistes, et ajoute que depuis la prise du pouvoir, aucune personne n’a jamais été tuée délibérément.

53. Il n’appartient pas à la commission de vérifier l’authenticité des rapports d’autopsie ou des propos du gouvernement. Il incombe au plaignant de fournir la preuve de ses allégations. En l’absence de preuves irréfutables, la Commission ne peut pas déclarer qu’il y a eu une violation de l’article 4.

54. L’article 5 de la Charte prévoit que “ …Toutes les formes de…la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants, sont interdits. ”

55. Le plaignant allègue que depuis qu’il a pris le pouvoir, le gouvernement militaire a instauré le règne de la terreur, de l’intimidation et de la torture. Tandis qu’on a des preuves de l’intimidation, des arrestations et des détentions, aucun rapport
indépendant ne fait état d’actes de torture.

56. L e plaignant avance que la détention au secret et la restriction du droit de voir la famille constituent une forme de torture. Le gouvernement a réfuté cette allégation et a défié le plaignant de vérifier même auprès des personnes qui étaient en détention. A ce jour, la Commission n’a pas encore reçu aucune preuve de la part du plaignant. En l’absence de preuves, par conséquent, la Commission ne trouve aucune violation de l’article 5 par le gouvernement. Dans sa décision sur la communication ACHPR/60/91 : 27, la Commission a déclaré que “ faute d’information précise sur la nature même des actes, la Commission n’est pas à même de prononcer la violation de l’article 5 ”.

57. L’article 6 de la Charte dispose que “ tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminés par la loi ; en particulier, nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ”.

58. Le gouvernement militaire n’a pas réfuté les allégations d’arrestations et de détentions arbitraires, mais il a défendu sa position en disant que ses actions doivent “ être examinées et placées dans le contexte du changement opéré en Gambie ”. Il prétend aussi qu’il agit conformément aux règlements préalablement établis par la loi comme l’exigent les dispositions de l’article 6 de la Charte.

59. Dans sa décision sur la communication 101/93, la Commission a établi un point de référence en ce qui concerne la liberté d’association, que “ les autorités compétentes ne devraient pas édicter des lois qui limitent l’exercice de cette liberté. Les autorités compétentes ne devraient pas outrepasser les dispositions de la Constitution ou amoindrir les règles de droit international ”. C’est donc un principe fondamental qui s’applique non seulement à la liberté d’association mais aux autres droits et libertés aussi. Pour qu'un Etat puisse se prévaloir de cet argument, il doit démontrer que cette loi est conforme à ses obligations à l'égard de la Charte. Ainsi, la Commission considère que l'arrestation et la détention au secret des personnes susmentionnées sont contraires aux obligations de la Gambie envers la Charte Africaine. Il s'agit d'une privation arbitraire de leur liberté et donc une violation de l’article 6 de la Charte. Par conséquent, le Décret no. 3 est contraire à l’esprit de l’article 6.

60. L’article 7 alinéa (1), litera (d) dispose que : “ 1.Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : …d) le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale. ”

61. Etant donné que le Ministre de l’intérieur a le pouvoir de détenir quiconque, sans inculpation, jusqu’à une période de trois mois renouvelable à l’infini, ses pouvoirs sont semblables à ceux d’un tribunal, et en fait, il use de sa discrétion au détriment des
détenus. Les victimes sont à la merci du ministre qui, dans ce cas, donne des faveurs plutôt que de rendre justice. Ces pouvoirs dévolus au ministre annihilent la valeur des dispositions de l’article 7 alinéa 1-d de la Charte.

62. L’article 7 alinéa 2 prévoit que : “ Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n’a pas été prévue au moment où l’infraction a été commise… ”.

63. Cette disposition constitue une interdiction générale de la rétroactivité. Tous les autres instruments internationaux des droits de l’homme contiennent une interdiction des lois rétroactives, pour la simple raison que les citoyens doivent en tout temps être informés de la loi qui les régit. Le décret relatif aux délits économiques (infractions spécifiques) du 25 novembre 1994, qui aux dires du défendeur, est entré en vigueur en juillet 1994, constitue une grave violation de ce droit.

64. L'article 9 de la Charte stipule que :

1) Toute personne a droit à l’information.
2) Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ”.

65. Le gouvernement ne s’est pas défendu contre les allégations du plaignant en ce qui concerne les arrestations, les détentions, les expulsions et l’intimidation des journalistes. L’intimidation, l’arrestation ou la détention des journalistes pour des articles publiés ou des questions posées privent non seulement les journalistes de leurs droits d’expression et de diffusion de leur opinion, mais aussi le public de son droit à l’information. Cet acte va carrément à l’encontre des dispositions de l’article 9 de la
Charte.

66. Le plaignant allègue que les partis politiques ont été interdits, qu’un membre du parlement et ses partisans ont été arrêtés pour avoir organisé une manifestation pacifique, qu’il a été interdit aux anciens ministres et membres du parlement du régime déchu de prendre part à aucune activité politique et que certains d’entre eux n’avaient pas le droit d’effectuer des voyages à l’extérieur du pays, avec une peine maximale de trois ans de prison pour tout contrevenant.

67. L'imposition de cette interdiction aux anciens ministres et membres du Parlement constitue une violation de leur droit à participer librement à la direction politique de leur pays tel que reconnu par l'article 13 (1) de la Charte qui dispose que :

“ Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi. ”

68. De même, l'interdiction des partis politiques est une violation du droit des plaignants à la liberté d'association reconnu par l'article 10 (1) de la Charte. Dans sa décision sur la communication 101/93, la Commission a établi un point de référence en ce qui concerne la liberté d’association, que “ les autorités compétentes ne devraient pas édicter des lois qui limitent l’exercice de cette liberté. Les autorités compétentes ne devraient pas outrepasser les dispositions de la Constitution ou amoindrir les règles
de droit international ”. Et plus important, par sa Résolution relative au droit d'association, la Commission avait précisé que " la réglementation de l'exercice de ce droit à la liberté d'association devrait être conforme aux obligations des Etats à l'égard de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples". C’est donc un principe fondamental qui s’applique non seulement à la liberté d’association mais aussi aux autres droits et libertés énoncés par la Charte, y compris le droit de constituer des associations. L'article 10 alinéa 1 prévoit que: “ Toute personne a droit de constituer librement des associations avec d’autres, sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi ”.

69. La Commission considère aussi que cette interdiction constitue une violation du droit de se réunir librement avec les autres tel que garanti par l'article 11 de la Charte. L'article 11 dispose que :

“ Toute personne a le droit de se réunir librement avec d’autres. … ”

70. Les restrictions de voyager imposées aux anciens ministres et anciens membres du Parlement est aussi une atteinte à leur droit de circuler librement et à leur droit de quitter librement un pays et de revenir dans son pays que prévoit l'article 12 de la
Charte. L'article 12 stipule que :

1) Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat, sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi.
2) Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public, la santé et la morale publiques… ”

71. La section 62 de la Constitution gambienne de 1970 prévoit des élections au suffrage universel, et la section 85(4) stipule que les élections doivent obligatoirement se tenir au moins dans les cinq ans. Depuis l’indépendance en 1965, la Gambie a toujours tenu des élections opposant plusieurs partis politiques. Cela a été momentanément arrêté en 1994 avec la prise du pouvoir par les militaires.

72. Dans le cas sous examen, le plaignant allègue que le droit du peuple gambien à l’autodétermination a été violé. Il affirme que le droit du peuple à choisir librement son statut politique, qu’il avait exercé depuis l’indépendance, a été violé par les militaires qui se sont imposés au peuple.

73. Il est évident que les militaires ont pris le pouvoir par la force, quoique cela se soit passé dans le calme. Ce n’était pas la volonté du peuple qui jusque-là ne connaissait que la voie des urnes comme moyen de désigner ses dirigeants politiques. Le coup d’état perpétré par les militaires constitue par conséquent “ une violation grave et flagrante du droit du peuple gambien à choisir son système de gouvernement ” tel que prévu par l’article 20 alinéa 1 de la Charte 2. L’article 20 alinéa 1 dispose que :

“ Tout peuple…a un droit imprescriptible et inaliénable à l’autodétermination. Il détermine librement son statut politique…selon la voie qu’il a librement choisie… ”.

74. Les droits et libertés des personnes tels que garantis dans la Charte ne peuvent être pleinement réalisés que si les gouvernements mettent en place des structures qui leur permettent de trouver recours chaque fois qu’ils sont violés. En évoquant la compétence des tribunaux à se saisir des cas de violation des droits de l’homme, et ignorant les jugements rendus par ces tribunaux, le gouvernement militaire gambien a démontré que les tribunaux n’étaient pas indépendants. Cela constitue une violation de l’article 26 de la Charte. L’article 26 stipule que :

“ Les Etats parties à la présente Charte ont le devoir de garantir l’indépendance des tribunaux et de permettre l'établissement et le perfectionnement d'institutions nationales appropriées chargées de la promotion et de la protection des droits et libertés garantis par la présente Charte ”.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION :

Déclare que le gouvernement gambien pendant la période considérée, a violé les articles 1, 2, 6, 7.1-d et 7.2, 9.1 et 2, 10.1, 11, 12.1 et 2, 13.1, 20.1 et 26 de la Charte Africaine.

Recommande instamment au gouvernement gambien de faire concorder sa législation nationale avec les dispositions de la Charte Africaine

Fait à Alger, le 11 mai 2000

 

____________________

1. Voir communications 25/89, 74/92 et 83/92 et autres.

2. Voir aussi Résolution ACHPR/RPT/8ème: Annexe VII, rév.1994

 



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